Chroniques

par vincent guillemin

Maurizio Pollini et James Levine
Mozart et Mahler par le Met Orchestra

Carnegie Hall, New York
- 12 octobre 2014
James Levine dirigeant de sa chaise roulante le Met Orchestra à Carnegie Hall
© dr

James Levine fait partie de cette génération de « monstres sacrés » de la direction d’orchestre. Pour l’entendre, le voyage outre-Atlantique s’impose puisque, depuis ses problèmes de dos, il ne s’exprime qu’au Nouveau Monde. Il est principalement présent en fosse à New York – cette année, six opéras dont Le nozze di Figaro,Ernani et Die Meistersinger von Nürnberg – et ne prend qu’exceptionnellement la tête de concerts symphoniques, avec son Met Orchestra, dans la mythique salle Isaac Stern de Carnegie Hall.

D’abord, le Concerto pour piano en ut majeur K.467 (n°21) de Mozart, interprété par Maurizio Pollini – comme au printemps à Salzbourg, alors accompagné par Christian Thielemann [lire notre chronique du 19 avril 2014] –, atteint ici un palier nettement supérieur. L’introduction de l’Allegro maestoso impose immédiatement l’aisance de Levine dans cette musique dont il fait ressortir toute l’espièglerie et un rare allant. Ce Mozart-là est joyeux et joueur à la fois ; il se laisse redécouvrir avec surprise dans certaines phrases, jamais entendues de cette manière. Dans ce contexte, Pollini paraît au sommet de ses moyens techniques ; il livre une lecture en totale adéquation avec le chef nord-américain, tant du point de vue du rythme que de la couleur. Son toucher délicat et son jeu limpide s’accorde complètement à la direction dont la particularité de ne demander presqu’aucun délié dynamise et fluidifie l’ensemble. La coordination est si impeccable qu’elle semble dépasser la complicité qu’avait eue Abbado et le même pianiste à Berlin dans le Concerto en sol majeur K.453 (n°17) en mai 2011.

Sans aucun pathos, James Levine livre ensuite une version de référence de la Symphonie en ré majeur n°9 de Gustav Mahler, développée en douceur et en clarté. Avec un regard moins triste sur le monde que celui d’Abbado (sans doute parce qu’il pense moins à l’adieu, latent dans toute cette œuvre des plus complexes du répertoire), il maintient durant une heure trente une atmosphère éthérée, sous-tendue de nostalgie. Ce regard est exactement celui défini par Alban Berg : « il exprime un amour inouï de la terre et son désir d'y vivre en paix, d'y goûter encore la nature jusqu'à son tréfonds, avant que ne survienne la mort » (lettre citée par Henry-Louis de La Grange, Gustav Mahler, Fayard, 1979-84). Jamais noir ni vraiment dépressif, il valide plutôt l’idée de « la résignation, toujours avec la pensée de l'au-delà » [même source], un au-delà créateur d’espoir. Dans cette optique, seul le tambour de l’Andante Comodo rappelle à la violence, comme la marque des nombreux coups du sort qui touchèrent Mahler en 1907, deux ans avant la conception de l’œuvre. Après les magnifiques soli d’altos, le trait de violon de David Chan apporte un souffle très particulier, grâce à un lyrisme et une légèreté exceptionnels. Joué par la flûte à la Coda, le thème de la mort ramène encore aux dernières phrases données par le grand chef italien, celles de la Neuvième de Bruckner où s’entendait le Paradis [lire notre chronique du 26 août 2013].

Les mouvements intermédiaires perdent leur brutalité, sans pour autant être entraînants. Un seul regret à faire au Ländler : le manque d’exaltation de la valse médiane, tandis que le Rondo-Burleske suit un chemin identique par le refus d’y considérer les rythmes comme dansants. À l’opposé de la vision dépressive d’un Klemperer et sans rechercher non plus un parfum populaire morave (Rafael Kubelík, Karel Ančerl) ou plus généralement slave (Kirill Kondrachine ou Evgueni Svetlanov), James Levine suit une voix personnelle, retenue et hiératique. L’Adagio final ramène au premier mouvement avec une douceur et une tendresse qui s’y accordent encore plus. Loin de sombrer dans le désespoir, il conclut sur une note d’espérance et produit une émotion si particulière que plusieurs heures seront nécessaires à s’en remettre après le concert.

Posé sur un même plan, chaque pupitre du Met Orchestra est d’une clarté et d’une précision rares, et rappelle que les orchestres étasuniens font toujours partie des plus grands. De la première harpe brillante au triangle étincelant, en passant par des cuivres jamais pris en faute, on apprécie chacune des interventions. On ne peut que louer leur contribution à la réussite totale du concert. Il faudra peut-être de nombreuses années avant de réentendre à nouveau une interprétation aussi aboutie.

VG