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Chroniques
Maurizio Pollini et Pierre Boulez
partage et transmission
Qu’en fut-il de la musique à Vienne entre 1906 et 1936 semble aisément résumer le programme proposé par l’Ensemble Intercontemporain mardi soir, rue du Faubourg Saint Honoré. Qu’en fut-il de cette musique en France il y a cinquante ans pourrait être l’autre sujet, tant ce menu ressemble à ceux que mitonnait Pierre Boulez dans les premières années du Domaine musical. Rappelons cette sorte de mot d’ordre qu’il écrivait en 1954 : « Aussi estimons-nous urgent, dans notre tâche, de provoquer des « secondes auditions » : permettre ainsi, chaque saison, de reprendre contact avec les grands maîtres comme Webern, Schönberg… et faire en sorte que cette rencontre soit de plus en plus fructueuse par l’intimité profonde acquise avec des œuvres plus souvent entendues ».
Douze ans plus tard, toujours au Domaine, il jouait encore les trois Viennois « Berg, Schönberg et Webern, qu’il est toujours bon d’écouter, ne serait-ce que pour ne pas perdre de vue la force de leur invention musicale, et pour ne pas oublier que toute la musique future passera obligatoirement à travers l’univers créé par leur imagination ». Encore et toujours, puisqu’au fil des années, le chef français n’a cessé de réinterroger cette musique à laquelle il demeure fidèle comme on l’est à l’essentiel.
Et c’est un programme fleuve qu’il a conçu ce soir, retrouvant un ami de toujours, Maurizio Pollini, remarquable interprète de ce répertoire, mais aussi des œuvres de Boulez lui-même, de celles de Luigi Nono ou de Karlheinz Stockhausen. Aussi se peut-il que le sujet ait changé : Qu’en est-il de la réception de cette musique composée à Vienne entre 1906 et 1936 par le public français d’aujourd’hui…
Amitié musicale de toujours, disais-je plus haut.
Depuis les années soixante, la famille s’est précisée. Ainsi des musiciens de l’EIC, comme le clarinettiste Alain Damiens, un « ancien » (s’il nous le permet), qui donne les Quatre pièces Op.5 d’Alban Berg avec le maître italien, dans une patine tendre n’excluant jamais la rigueur la plus stricte. Mais des amitiés plus récentes génèrent elles aussi ce concert. Ainsi du violoncelliste Éric-Maria Couturier, un jeunede l’EIC, cette fois, qui joue, également avec Pollini, les Trois pièces Op.11 d’Anton von Webern dans un délicat pianissimo intérieur maintenu tout du long. De même du mezzo Petra Lang – une de ces grandes voix dont le registre s’identifie difficilement, puisque l’artiste allemande chante tour à tour Sieglinde, Kundry, grand sopranos dramatiques, les mezzo-sopranos Brangäne ou Ortrude [lire nos chroniques du 28 mars 2004 et du 5 mai 2008], voire la partie d’alto de la Deuxième de Mahler [lire notre chronique du 27 mars 2005] –, belle rencontre boulézienne de ces dernières années qui sert magnifiquement les Lieder Op.3, Op.4 et Op.12 de Webern, avec cette intelligence absolue du texte qu’on lui connaît [lire notre chronique du 15 octobre 2008], une conduite lumineuse de la ligne, une couleur discrètement expressive, sur le plus intime velours du piano. On ne dira jamais assez à quel point il reste rare – et ô combien précieux ! – que des artistes lyriques de renommée internationale servent ce répertoire (l’on se souvient de la plus radicale Christa Ludwig qui chanta la musique de Nono…).
Rencontre d’une nouvelle génération d’interprètes avec les pionniers – transmission et partage, au fond ; l’occasion inespérée de réentendre Maurizio Pollini dans quelques pages qui lui sont familières : les Variations Op.27 de Webern, les Sechs kleine Klaviestücke Op.19 d’Arnold Schönberg auxquels il réserve une sonorité délicatement mouillée, loin de l’aridité d’autrefois, mais bien plus proche de l’héritage romantique dont cette musique est issue, bien qu’elle le contredise (et d’irrésistiblement penser à ses Schubert…). Les deux grands de la soirée se retrouvent dans le Concerto Op.24 de Webern, joué dans une précision jamais sèche, un équilibre soigné qui n’en dissèque pas les secrets.
Le lecteur l’aura compris : c’est à un concert chambriste que nous assistions, dont la seconde partie, pour dirigée qu’elle fût, n’en présentait pas moins des pages conçues pour petits effectifs, comme la Symphonie Op.21 et les Cinq pièces Op.10 de Webern, ou encore la Symphonie de chambre Op.9 de Schönberg dont Boulez serra vertigineusement le tempo, obligeant son monde à une acuité et à une présence des plus concluantes, juste après le moins radical Lied des Waldtaube (extrait des Gurrelieder) où la voix de Petra Lang prit son envol, soulignant par sa seule nature les inspirations wagnérienne de l’écriture vocale et mahlérienne de l’instrumentale.
Une grande soirée, donc, que celle-ci… qu’en ses premiers pas ponctuait la voix de Maurizio Pollini – « Silence, c’est tout ! » – contraint de rappeler à l’ordre un parterre de bavards et de tousseurs. Quelques jours plus tôt, un téléphone portable interrompait sans vergogne le Liederabend d’Angelica Kirchschlager au Musée d’Orsay, à Paris – vous savez ? cette capitale mondiale de la futilité…
BB