Chroniques

par bertrand bolognesi

Merope | Mérope
dramma per musica de Riccardo Broschi

Innsbrucker Festwochen der Alten Musik / Tiroler Landestheater, Innsbruck
- 11 août 2019
"Merope" de Broschi (1732) mis en scène par la chorégraphe Sigrid T’Hooft
© rupert larl

Lors des festivités du carnaval 1732, le public du Teatro Regio de Turin découvre Merope de Riccardo Broschi, opéra écrit sur un livret d’Apostolo Zeno mis une première fois en musique par Francesco Gasparini – à part Polifonte, les autres rôles étaient tous conçus pour des voix féminines, lors de la création en décembre 1711, à Venise. La tradition turinoise veut alors que les actes s’achèvent dans la danse, en guise d’intermezzi – qui, pour l’occasion, furent confiés aux bons soins de Francesco Aquilanti et de François-Antoine Mion, maîtres de ballet – dont la musique est signée par d’autres compositeurs que celui du dramma principal : Carlo Alessio Rasetti pour l’Acte II (ici, la partition est complétée par Alessandro De Marchi) et Jean-Marie Leclair quant aux I et III (c’est également le chef italien, directeur de l’Innsbrucker Festwochen der Alten Musik, qui œuvre à l’orchestration et à la mise en forme de ces passages). En maître de l’opéra napolitain, Broschi, alors au sommet de sa carrière, livrait un ouvrage séduisant dont les lignes mélodiques émeuvent directement tout en laissant aux interprètes l’espace de l’improvisation ornementale.

Hier soir, nous entendions un récital du contre-ténor Valer Barna-Sabadus consacré à Farinelli [lire notre chronique de la veille]. Ainsi qu’il l’avait fait avec Idaspe (1730) et Ezio (1731), Riccardo confie le rôle d’Epitide de sa Merope à son frère Carlo, alias Farinelli. Les Broschi sont nés dans l’actuelle région des Pouilles, alors sous administration napolitaine, dans une famille de petite aristocratie. Riccardo est l’ainé (1698) ; vinrent ensuite Dorotea (1701) et Carlo (1705). Le père fait donner une éducation musicale de haut niveau à ses fils. L’un deviendra compositeur, l’autre chanteur. En 1725, le Teatro dei Fiorentini de Naples crée La vecchia sorda, opéra buffa de Riccardo. Après s’être encore essayé à l’oratorio sacré (Il martirio di Santa Susanna Vergine, Rome, 1726), ce dernier écrit exclusivement pour le genre serio. Les rôles principaux de ses opéras sont quasiment tous conçus pour son frère castrat auquel il mitonna même des arie di bravura qui s’intégrèrent dans les œuvres d’autres musiciens, lorsque la carrière a mené Farinelli à Londres – il semble que, depuis la mort prématurée de leur père en 1717, une amitié fidèle et solidaire lie les garçons.

Sans qu’on puisse s’en expliquer les causes, les opéras de Broschi n’ont guère été repris après leur création. Ainsi de Merope qui tomba dans l’oubli dès 1737 après une dernière représentation en Moravie, au château de Jaroměřice (Jarmeritz, durant le règne austro-hongrois), à la demande du comte Johann Adam de Questenberg, protecteur des arts. Le festival tyrolien peut donc s’enorgueillir à juste titre d’une véritable résurrection. Avec la complicité de Stephan Dietrich pour les costumes et les décors, efficacement mis en lumière par Tommy Geving, la chorégraphe Sigrid T’Hooft a réalisé une mise en scène qu’on pourrait qualifier d’historiciste (pour emprunter un terme aux architectes). Une gestuelle précise est convoquée dont le code traduit affects et intentions des protagonistes, parmi les trompe-l’œil et les colonnes qui forment perspective. Gracieux, le ballet rempli sa fonction de divertissement ; la pantomime sylvestre de l’Acte II amalgame l’arlequinade initiale du II et la joyeuse conjuration du sanglier de l’Acte I – les danseurs sont Monica Gal, Robert Le Nuz, Edgar Lewandowski, Karin Modigh, Antonin Pinget et Aleksandra Pawluczuk, de la compagnie Corpo Barocco. Se gardant de toute actualisation ou extrapolation, la production s’en tient aux toiles peintes, agrémentées d’éventuels éléments mobiles, qui créent les lieux de l’action – avec ses hautes voûtes décuplées, l’une des salles n’est-elle pas inspirée de la Palazzina di caccia di Stupinigi, par exemple ?... –, et à une vêture visant l’identification immédiate de chaque personnage. En ne dérogeant pas à l’artifice comme on le pouvait concevoir à l’époque, la démarche rejoint celle de s’exprimer sur instruments anciens (selon la formule désormais consacrée).

Jeffrey Francis étant souffrant, le rôle de Polifonte, cruel tyran contre lequel se retournent ses sombres manœuvres, est aujourd’hui chanté en fosse par Carlo Vincenzo Allemano, que l’on applaudissait en ces lieux l’an dernier [lire notre chronique de Didone abbandonata] et joué sur scène par Daniele Berardi. Il faut saluer le beau travail musical du ténor, venu pourtant en dépannage, son sens du théâtre qui se déploie au pupitre, à la découverte de la partition. On peut même penser que la présence d’un roi dont l’articulation se noie dans la barbe gagne en hypocrisie à la faveur d’une déveine surmontée.

Le plateau vocal signe une performance heureuse, toujours infiniment concentrée sur le chant. En Argia, l’amoureuse du fils survivant (Epitide), on retrouve avec plaisir le soprano agile d’Arianna Vendittelli, découvert ici-même [lire notre chronique des Nozze in sogno] ; son incarnation rassemble idéalement la fraîcheur et le feu. Au mezzo-soprano Vivica Genaux est confiée la partie de Trasimede, le Président du conseil de Mycènes qui, en délivrant Anassandro, exécuteur des basses œuvres de Polifonte, amorce l’issue positive du drame ; la précision du chant fait l’essentiel. Autre artiste régulièrement apprécié dans nos colonnes [lire nos chroniques de Rinaldo, Thanks to my eyes et La Stellidaura vendicante], le contre-ténor Hagen Matzeit livre un fiable Licisco, à la présence rassurante – l’ambassadeur d’Étolie est le précieux allié du fils dissimulé sous le pseudonyme de Cleone. Le deuxième contre-ténor de la soirée est le sombre Anassandro : sur ordre de Polifonte il a tué le roi Cresfonte et deux de ses fils, ce dont il s’accuse publiquement en prétendant que Mérope aurait été la commanditaire de ses crimes. Lorsque le tyran croit venu le temps de faire disparaître le dernier témoin de sa machination, Anassandro, sauvé de justesse par Trasimede, dévoile la vérité. Ce personnage ambigu nécessite un soin particulier : dépendant du caprice d’un maître fourbe, il est toujours sur le qui-vive. La présence étonnante de Filippo Mineccia lui convient parfaitement, et plus encore son timbre doux jusqu’à l’inquiétude. À ce rôle, l’artiste offre une impressionnante densité [lire nos chroniques d’Erminia, Tancredi, Polidoro e Pastore et de La Calisto].

Enfin, le couple vedette n’est pas celui d’amants, comme dans la plupart des opéras, mais d’une mère et de son fils. Là encore, deux excellents chanteurs satisfont pleinement. Toujours à Innsbruck – festival décidément pépinière de jeunes voix – nous entendions pour la première fois le jeune David Hansen, salué quelques années plus tard à Karlsruhe [lire nos chroniques de La Dirindina et d’Alcina] : il campe hardiment le rôle d’Epitide. Ce fils banni, vainqueur du sanglier monstrueux qui sème la terreur sur la cité, gagne finalement le trône qui lui revient. Cette partie dédiée à Farinelli est admirablement tenue par le contre-ténor australien, vaillant et nuancé. Qui mieux qu’Anna Bonitatibus pouvait incarner l’infortunée Mérope ? Le grand mezzo-soprano italien se joue habilement des exigences techniques du rôle-titre qu’elle magnifie par un jeu très investi et un timbre d’une tendresse inouïe [lire nos chroniques des 27 février et 15 novembre 2017].

À la tête du tout nouvel Innsbrucker Festwochenorchester, Alessandro De Marchi cisèle adroitement une lecture tonique qui, pour servir le théâtre, n’oublie pas la finesse de la partition. Après 1735 et Adriano in Siria, Charles-Alexandre de Wurtemberg nomme Riccardo Broschi à sa cour de Stuttgart. Pour le compositeur, alors en mauvaise passe financière, c’est une aubaine qui ne dure guère, le duc mourant le 12 mars 1737 en son château de Ludwigsbourg. En 1738, le Teatro San Carlo de Naples crée encore Demetrio, sans que l’événement engendre aucune suite pour l’avenir. Quelques années plus tard, Riccardo suit son frère en sa retraite madrilène où l’entregent de Farinelli – il est le confident de Philippe V, puis de Ferdinand VI qui le fera même Chevalier de l’Ordre de Calatrava– ne suffit pas à lui obtenir le poste important dont il rêve.

BB