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Chroniques
Metropolis
film de Fritz Lang – musique de Martín Matalon
Une brève immersion dans le catalogue instrumental de Martín Matalon laisse rapidement entrevoir que la musique écrite pour le cinéma y tient une place singulière, voire centrale. S’y remarque notamment une prédominance de l’univers surréaliste et complexe du cinéaste espagnol Luis Buñuel [lire nos critiques des CD Accord 476 070-2 (2003), 476 1280 (2004) et 476 8936 (2006)], au travers de trois partitions constituant une nouvelle lecture sonore de L’âge d’or [lire notre chronique du 27 mars 2003], d’Un chien andalou et de Terre sans pain [lire notre chronique du 13 mars 2005]. Bien qu’incontournable, et sans doute proche de certaines problématiques chères au compositeur, cette veine Buñuel fut toutefois précédée par un travail de longue haleine (près de deux ans et demi) sur une version restaurée de Metropolis de Fritz Lang. Commandée par l’Ircam en 1993, cette œuvre, marquant les premières incursions de Matalon dans le champ de l’électronique « temps réel », connaîtra de multiples révisions. Si la première fut donnée en 1995 au Théâtre du Châtelet, son auteur dut remettre l’ouvrage sur le métier en 2011 suite à la redécouverte, au musée du cinéma de Buenos Aires, d’une copie du film comportant scènes nouvelles et passages inédits. Au delà d’une première expérience, d’une première exploration de la dialectique « musique/image », Metropolis représente un défi compositionnel de grande ampleur [lire notre entretien].
Empruntant volontiers quelques sonorités éparses du free jazz ou d’un blues saturé, l’effectif instrumental convoqué marque les esprits par sa multiplicité et sa diversité. Intégrant le saxophone et ses extensions de registres (saxophone soprano, alto, baryton), guitare et basse éclectique à un petit effectif de solistes étendu (flûte, flûte en sol, flûte basse, clarinette si bémol, clarinette basse, clarinette contrebasse, etc.), le compositeur tire habilement parti des potentialités des alliages entre sonorités acoustiques – souvent affectées par un mode de jeu spécifique : flutter, techniques de souffle, sons fendus, multiphoniques, perforation, etc. – et électriques. À l’image de cette quête de timbres complexes et de textures inédites, les quatre sets de percussions multiples apportent couleurs et sonorités « extra-européennes » par l’utilisation de digitaux tels que les congas ou les tablas indiens hors de leur contexte habituel. Matalon en prolongera l’expérience dans Le scorpion (2002-2010), musique pour le film L’âge d’or de Buñuel. Dans Metropolis, et au-delà d’effets de spatialisation (utilisation du logiciel Spat), de synthèse de jeux de miroirs et de perception, le dispositif technologique intervient comme outil d’orchestration créant continuums dynamiques et ajouts instrumentaux. C’est ainsi que la bande, largement constituée d’échantillons, injecte dans la trame générale sounds files de perco bass, bass wave, clavinet, moog bass, slap bass, etc.
Tout l’intérêt de cette « mise en musique » repose sur un suivi non linéaire de l’image et la création d’un environnement musical indépendant et contrasté. Dans certains cas, le support musical conduit l’oreille dans l’univers mécanique et souterrain des usines de Metropolis. Par exemple, dans la septième scène (L’Usine), Matalon enrichit la forte impression visuelle par des boucles électroniques sur lesquelles sont greffés de nombreux motifs de percussions et « accents tutti » de petite harmonie. La scène se referme en saturation de loops dans une écriture instrumentale aux rythmes ciselés et aux sonorités machiniques. De la même manière, les catacombes, lieu de culte entre ombres (lieu) et lumière (foi) des Stakhanov du monde souterrain, sont traduites par une franche opposition de plans sonores entre profondeur (timbales graves résonnantes, grosse-caisse, gongs thaïlandais, registres graves de flûte basse, harpe, sons synthétiques, etc.) et apesanteur (transferts de registres avec doublures vibraphones/guitare électrique, solo de saxophone soprano rejoint par flûte et clarinette ensi bémol, etc.). D’abord dissociée, la perception de ces deux plans finit par s’amalgamer, rendant parfaitement compte de la double fonction du lieu.
À l’inverse, et sur certains points dramatiques culminants, Martín Matalon allège considérablement le tissu orchestral en prenant parfois le parfait contrepied de l’écran. C’est notamment le cas de la dix-neuvième scène (L’Émeute) entre soulèvement révolutionnaire et inondation des sous-sols. Si l’on aurait pu imaginer une trame accompagnant la frénésie de la foule contestataire et la montée des eaux, le compositeur privilégie les effets de textures dans une déconstruction progressive de l’espace. Parfaitement gérée formellement, cette section place le spectateur dans une situation de double lecture, entre l’accumulation dramatique de l’image et l’impression d’une musique qui file entre les oreilles. Comble du processus, la fin de cette scène, à l’expressivité à fleur de peau, est traitée sans musique, dans un silence assourdissant. C’est bien par cette faculté de renouvellement permanent et ces différents degrés de compréhension de l’image et des procédés de montage que Matalon offre une lecture riche et pertinente du film. Déjà captivante et solide, sous un angle strictement musical, son œuvre se fait la préfiguration de matériaux développés dans des pièces ultérieures, comme celles enregistrées tout récemment par l’Ensemble Mesostics [lire notre critique du CD].
Bien que privilégiant de nombreux procédés d’écriture en tutti ou avec des jeux d’alternance ou de mutations de l’effectif, la musique use également de sections solistes, souvent accompagnées par l’électronique (violoncelle, clarinette, guitare électrique). Les qualités irréprochables et l’endurance de l’Ensemble Intercontemporainrendent au mieux les innombrables détails d’une partition à la fois claire et exigeante. Le rythme se trouve au centre de l’écriture de Matalon. À une mise en place parfaite s’ajoute la direction du compositeur lui-même, limpide et efficace. Cette nouvelle version de Metropolis est accueillie à Lyon par un concert d’applaudissements, de nombreux bravos fusant des balcons et du parterre.
NM