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Chroniques
Miguel Ángel Estrella, puis le Duo Lahoz
d'un regard vers l'argentine...
L’invité d’honneur de cette nouvelle édition des Journées de la harpe est le pianiste argentin Miguel Ángel Estrella, un homme dont on ne présente plus le parcours tant difficile que tenace. Après avoir inauguré la manifestation, hier soir, en l’Hôtel de Ville d’Arles, l’artiste convie le public à une concert-rencontre (samedi midi), en l’Église Saint Césaire. Ce moment particulier s’ouvre par quelques brèves pièces extraites du Notenbüchlein für Anna Magdalena Bach dans une interprétation toute concentrée sur le chant, y compris dans les motifs ornementaux. Le musicien prend ensuite la parole, partageant la joie de présider le festival, et raconte une histoire qui fera écouter différemment la suite du programme.
Au moment où la dictature argentine fermait les portes des usines de canne à sucre, une résistance s’est exprimée à travers manifestations, grèves et diverses actions qui permirent toutefois de maintenir l’une d’entre elles en activité. On décida d’y inviter Miguel Ángel Estrella à donner un récital. Il joua quelques pièces de Chopin, de Liszt, etc. Un ouvrier intervint à la fin du concert pour lui demander s’il voulait bien jouer la musique de Bach pour ses camarades et lui. Cet homme rapporta qu’un soir, en rentrant du travail, il écouta la radio, en mangeant. Elle diffusait une musique qu’il trouva d’abord ennuyeuse et sans intérêt, mais qui finit par lui apporter calme et sérénité. À la fin de la diffusion, le speaker annonça que le morceau était d’un certain Bach. Don Fernandez (l’ouvrier) a pensé que ce Bach devait être un musicien du coin ; cette idée l’excita beaucoup. Le lendemain, il questionna tout son entourage en espérant rencontrer quelqu’un qui pourrait lui dire qui était ce type formidable dont l’œuvre lui avait fait tant de bien. Mais personne ne le connaissait. Comme il devait se rendre à la banque pour diverses démarches, il finit par demander au guichetier : celui-ci commença par sourire puis, le voyant sur le point de se fâcher, lui expliqua qui était Bach. Sur ce, l’ouvrier fit l’acquisition d’un livre sur le compositeur, un livre qu’il dévora passionnément. Et il se dit que Bach était un pauvre d’Allemagne au service des riches, un homme qui, comme lui et ses camarades, avait souffert des inégalités sociales, plusieurs siècles auparavant. Il réalisa également que Mendelssohn, un bourgeois du XIXe siècle, avait redécouvert ce Bach qu’on avait oublié, et l’avait montré à tous comme le meilleur musicien. Ainsi la bourgeoisie dérobait-elle aux plus démunis ce qu’ils avaient de mieux. Don Fernandez réclamait donc « rendez-nous Bach ! »
L’église est tout silence pour la Suiteanglaise en la mineur n°2 BWV 807 qui, après ce récit, s’empare de l’assistance. On se laisse embarquer par le relief presque rageur qu’Estrella donne à sa main gauche dans le Prélude, par son phrasé très personnel qui illumine les différents jeux. Puis l’Allemande trouve un poids nouveau où rien n’est anodin, dans une inspiration qui s’apaisera dans la Couranteencore volontaire, comme s’obstinant à dire encore, à répéter, à agir. Le plus surprenant serait la Sarabande, affirmant soudain qu’une méditation peut n’être pas contemplative, pour recueillie qu’elle soit ; en n’ornant pas les dernières traits avant chaque point d’arrêt, le pianiste laisse gravement se suspendre à la voûte autant de questions brutales. Après une premièreBourrée furieuse et une seconde dignement articulée en semi-pavane, la Gigue dit fermement que l’histoire de tous les Don Fernandez du monde n’est pas finit.
« À la fin des années soixante, avec le petit groupe d’artistes dont je faisais partie, nous avions passé énormément de temps à travailler Bach de façon abstraite, intellectuelle, formelle. Soudain, un homme du peuple comprenait Bach mieux que chacun de nous. Sans le savoir, il fut l’un de mes plus grands maîtres ». Ce scandale d’offrir Bach, Beethoven ou Chopin aux plus pauvres plutôt qu’aux classes privilégiées et aux dirigeants allait désigner Miguel Ángel Estrella comme un danger. L’un des bourreaux qui le torturèrent durant les trois ans de détention subis en Uruguay (1977-1980) l’accusa d’être plus dangereux avec son piano que n’importe quel résistant armé.
Ce piano « subversif », Estrella le concentre sur une seconde partie de concert où s’enchaînent différentes pièces de Fauré, Mendelssohn et Chopin, sans laisser à l’auditeur l’espace d’applaudir, guidant magistralement ses affects le long d’une promenade qu’il intitule Pièces de songe, de révolte, d’amour et de mort… de paix. Ce qui se passe ici est extrêmement rare : le public est totalement suspendu aux lèvres du piano, et, plus encore que d’en ressentir chaque phrase, investit lui-même sa faconde tantôt consolatrice, tantôt tragique. La Mazurka Op.17 n°4 en est le moment le plus troublant, dont le second thème s’amorce en une hésitation obstinée qui jamais ne parvient à se décider et dont la volonté contrariée finit par se braquer, rageuse et impuissante. Le message, quant à lui, passe le plus clairement qui soit : on ne peut pas toujours, mais vouloir et essayer, ça, c’est possible. Comme le disait Sénèque : « ce n’est pas parce que les choses sont compliquées qu’on ne fait rien, c’est parce qu’on ne fait rien que les choses sont compliquées ».
Enfin, retrouvons l’Argentine… en Camargue, cet après-midi, avec un concert du Duo Lahoz, (Salle polyvalente du Sambuc). Le guitariste Rodolfo Lahoz est originaire de Mendoza où il commença ses études, poursuivies à Buenos Aires. Il vit aujourd’hui à Bordeaux où est né son fils Emmanuel (1982). Ce dernier choisit d’apprendre la harpe, de sorte que père et fils forment aujourd’hui un duo original. Nous les découvrons dans quelques pièces transcrites de Manuel de Falla et d’Albéniz, révélant comme l’ampleur capiteuse de la harpe peut avantageusement se marier au ciselé de la guitare. On apprécie particulièrement l’interprétation de Vers la source dans les bois de Marcel Tournier, Emmanuel Lahoz en gérant sagement le crescendo initial où maintenir un chant toujours équilibré dans une proposition parfois presque orchestrée où point la sensualité du phrasé. Les adaptations de Debussy et Ravel (respectivement Clair de lune puis Pavane pour une infante défunte) sont nettement moins convaincantes. En revanche, deux tangos extraits de la suite Truco du guitariste Máximo Diego Pujol montrent de vraies qualités de couleur qui emportent l’adhésion du public, bientôt remercié par une Milonga délicieusement coquette du pianiste Mariano Mores, puis la lente, sévère et célébrissime Comparsita.
BB