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Chroniques
Mikko Franck et l’Orchestre Philharmonique de Radio France
Dmitri Chostakovitch | Symphonie en sol mineur Op.135 n°14
« Je souffre pour tous ceux qui ont été torturés à mort, fusillés, qui sont morts de faim. La guerre avec Hitler n’avait pas encore commencé qu’ils étaient déjà des millions dans notre pays. La guerre a apporté beaucoup de nouvelles peines, beaucoup de nouvelles destructions. Mais je n’ai pas oublié les années d’avant-guerre. C’est de cela que parlent toutes mes symphonies, à partir de la Quatrième, et entre autres la Septième et la Huitième. » D’un compositeur aussi prolifique que Dmitri Chostakovitch (1906-1975), auteur de quelque quinze symphonies, l’affirmation semble catégorique – d’autant qu’elle émane de mémoires controversées, publiées après le trépas du grand homme, Témoignage, propos recueillis par Solomon Volkov et traduits du russe par André Lischke (Albin Michel, 1980). Mais arrêtons-nous donc, avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France, pour confirmation par la Symphonie en sol mineur Op.135 n°14.
Très malade, Chostakovitch l’écrivit en 1969 en s’inspirant, à l’instar de son ami Benjamin Britten pour War Requiem (1962), de sources littéraires. Ainsi l’empreinte du génie britannique, dédicataire de l’ouvrage, est sensible dès l’orée, au premier des onze poèmes mis en musique et en voix, De Profundis de Federico García Lorca (chanté en russe comme tous les textes de cet opus). Toutes à notre attention, en l’absence totale de cuivres, fait rare chez Chostakovitch, les cordes posent comme un fin glacis sur le sang déjà sec de la terre désespérée, calmement évoquée par Matthias Goerne. D’entrée inquiétant dans ce climat de musique désossée, le baryton allemand bénéficie des profondeurs de deux contrebasses et corse le chant dans cette introduction à l’outre-tombe achevée dans le glissando des instruments.
Le corps tel un champ de bataille, la belle union des cordes se renforce encore dans l’Allegretto très bien tenu par le soprano arménien Asmik Grigorian (Malagueña de García Lorca). Conclu par des castagnettes et autres percussions, le geste orchestral, clair, net et intransigeant, vaut davantage que la poésie. Mais le dessin symphonique s’épure encore, et les voix s’excitent beaucoup plus pour La Loreley de Guillaume Apollinaire. Dialogue impulsif entre amour et ordre, émettant le désir implacable de dépasser la vie même : tous les instruments ne sauraient mieux dire, dans une expression à la fois épique et drôle. Sur ce chemin plus superbe que curieux, le soprano surprend positivement. À sa vive émotion, d’une sorte de Lady Macbeth un peu assagie, répond la colère de Goerne jusqu’à ce que l’orchestre s’exclame, en un bouillonnement fabuleux. Le récit musical, aussi dense souvent que parfois modeste (par de simples coups de cloche), mène l’héroïne à s’adoucir face au baryton, noble et stoïque. Par la magie du célesta, suivie d’un solo de violoncelle, l’atmosphère créative est à son comble, pleine de merveilleuses attentions. Comme dans un songe au mitan estival, la Loreley pousse son chant divin, Orphée pathétique, déchirant, entouré de plaintes à travers les ténèbres. Que sonne le glas, résonne l’adieu par la stupeur… Tout ce charme lyrique paraît intemporel.
Au prochain poème, Le suicidé (Apollinaire), triomphe la baguette de Mikko Franck, parvenant au fracas orchestral relevé de percussions ou traversé de remous savoureux. Puis, dans Les attentives, Grigorian fait preuve d’une maîtrise et d’une intelligence. Grâce aux justes implorations de son confrère, À la Santé plaît beaucoup, sans oublier son incroyable interlude en pizzicati et tapotements, d’une audace et d’un humour exceptionnels. Passé le regain de tension de Réponse des cosaques Zaporogues au sultan de Constantinople, place à la poésie russe, comme un discours âpre et élégiaque : le chant de Goerne se fait des plus mélodieux pour O Delvig, Delvig! de Wilhelm Küchelbecker (1797-1846). Dans l’instrumentation, Chostakovitch atteint des sommets. La forme épisodique de la symphonie est en rapport avec une pensée fracturée. Le reste tient du mystère, qui fait notre ravissement.
Enfin Der Tod des Dichters (La mort du poète, Rainer Maria Rilke) : la complainte du soprano n’est que superbe flamboiement, à l’amplitude admirable, à la rondeur de l’émission et à la pureté du timbre... avant qu’en Schlußstück (Conclusion, Rilke), dans un duo de claires clameurs, les chanteurs n’achèvent de découvrir ce large pan de l’histoire musicale, ardu, qui se présente aussi avec simplicité. L’ovation du public salue le renouveau de la culture vivante.
En premier lieu venaient Mozart et son Quintette pour clarinette et quatuor à cordes en la majeur K.581, fort suave dans un premier mouvement en forme de tentation. Les thèmes s’écoulent sans aspérité grâce à la clarinette en la, très assurée, de Jérôme Voisin, accompagnée par un quatuor expert en la matière. Au paisible Larghetto, régulier et semblable à une lettre d’amour, le premier violon chante comme un rossignol, avant l’illumination totale par une clarinette devenue solaire. Entortillé par le Menuet, restent pour le dessert les délicieuses variations d’un final aussi virtuose qu’espiègle. Quelle incroyable maîtrise dans le jeu entre allures, rythmes et phrasé, entre sérieux et comique !
FC