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Chroniques
Miniatures Tragiques et Amorosi Tormenti
Lully, François Couperin, Montéclair, Händel
Connaissez-vous le Palais de Béhague ? Depuis 1939 siège de l'Ambassade et de l'Institut Culturel Roumains, il s'agit d'un hôtel particulier de vastes proportions édifié à la fin du XIXe siècle pour la comtesse Martine de Béhague, mécène douée et excentrique qui lui laissa son nom. Le lieu dispose d'une salle de théâtre à laquelle sa décoration a valu l'appellation de Byzantine. Témoin d'événements culturels de première importance, honorée par des personnalités telles que Sarah Bernhardt et Isadora Duncan, cette scène désormais défraîchie est à la recherche de son lustre d'antan : l'organisation en son sein de Nuits Baroques répond ainsi, au moins en partie, à la nécessité de collecter les financements adéquats.
À l'occasion de cette troisième nuit de 2011, le plateau est occupé par une petite formation de six musiciens issus des Talens Lyriques (deux flûtes, deux violons, une viole de gambe et un clavecin), auxquels se joint le soprano Eugénie Warnier, pour un programme délicieusement labellisé Miniatures Tragiques et Amorosi Tormenti. Ce récital s'articule, de fait, autour de quatre cantates italiennes inspirées par des héroïnes mythiques et/ou historiques, telles qu'Armida, Lucrezia, Agrippina, etc. En première partie, des compositeurs français ; en seconde, Händel. Notons que la plus remarquable des deux concessions purement instrumentales demeure d'une certaine manière ultramontaine, puisqu'il s'agit du Quatrième Ordre des Nations de Couperin, au titre explicite de La Piémontoise ! Un an après l'intégrale remarquée du Festival de Saintes, c'est un vif plaisir d'entendre à nouveau Christophe Rousset et ses compagnons ciseler les tendres mélodies, les combinaisons des dessus (flûtes/violons), ainsi que la variété rythmique d'un Piémont imaginaire, et très pastoral. Malgré d'amples proportions, clairement une miniature.
L'influence de la culture italienne auprès des élites françaises s'est notablement accrue au début du XVIIe siècle, le mariage d'Henri IV et Marie de Médicis ayant ouvert la voie aux séjours d'artistes transalpins. En ce qui concerne la musique – et largement avant l'arrivée de Gianbattista Lulli lui-même – Giulio Caccini fut l'un des plus prompts à importer des genres que cultivèrent par la suite, outre Lully et Montéclair, certains Brossard (enregistrement récent de l'ensemble La Rêveuse), Campra, et d'autres. Le volet hexagonal choisi par Christophe Rousset débute par une page tirée du ballet Les amours déguisés que Lully signa en 1664, soit peu de temps après sa naturalisation. Il s'agit d'un tableau plus exotique et galant que réellement dramatique (sous des déguisements, les Amours tentent de retenir Rinaldo au palais d'Armida), ce que confirment le modelé fort expressif et les coloris raffinés de la cantatrice. Davantage tournée vers l'alanguissement que consumée par la passion, celle-ci assume élégamment le retrait délicat de la musique sur l'emphase des mots.
Les mots : leur couleur, leur sens et leur poids – voilà l'un des atouts majeurs d'Eugénie Warnier, rendue au théâtre le plus dru par un véritable joyau de Michel Pignolet de Montéclair (1667-1737), La morte di Lucrezia. De dimension plus vaste que la précédente, quoique de durée encore raisonnable, cette partition dense et contrastée ajoute à la succession de ses récitatifs et airs imbriqués une alternance de locuteur (première ou troisième personne du singulier, un peu comme pour le Testo du Combattimento monteverdien) propice à l'épanouissement tragique. En outre, son économie thématique renforce la stature poignante de la patricienne romaine outragée. Le soprano l'incarne avec une ductilité altière refusant tout procédé facile, lui offrant par là une filiation avec la classe d'une Véronique Gens, experte en ce répertoire, en moins hiératique peut-être. La noble expiration (aux deux sens du terme) sur la fin d'O patria, o Collatino ! Io moro, addio ! est, quoi qu'il en soit, de la veine des plus douées.
Lucrezia est aussi le sujet d'une des plus emblématiques cantates de la période italienne de Händel : de ce dernier toutefois, ce sont deux autres portraits qui sont proposés, Agrippina condotta a morire et Notte placida e cheta. Si le deuxième – en dépit du caractère poétique et étal que présage son titre – laisse apparaître une pointe de fatigue dans le souffle ou dans un matériau qui se décolore parfois, il ne faut sans doute en chercher d'autre raison que le format marathonien du premier. Cette Agrippina en effet ne se rend pas de vie à trépas sans offrir une résistance opiniâtre : au long de plus de vingt minutes sans le moindre répit, d'incessants affects sont répartis en autant de séquences, dont certaines peu charitables de technique. D'un aplomb parfait sous ce calibre, la soliste y offre au surplus une véritable fresque de ressentiments mortifères : ouvragés avec un grand luxe de détails (la miniature, toujours), ils se trouvent même rehaussés par l'alliance fascinante de l'opalescence du timbre à la clarté lunaire des flûtes.
Deux bis exquis (Vos Mépris de Lambert puis un extrait du Berger Fidèle de Rameau) referment sur la France, et dans son propre idiome cette fois, ces camées italianisants dont Christophe Rousset précise, comme pour s'en excuser, qu'ils forment un programme généreux. Tel est assurément l'artisanat sans concession d'Eugénie Warnier.
JD