Chroniques

par bertrand bolognesi

Mitridate | Mithridate
opéra de Nicola Porpora

Winter Festspiele, Schloß Schwetzingen
- 28 janvier 2018
à Schwetzingen, David DQ Lee est Mitridate dans l'opéra éponyme de Porpora
© sebastian bühler

Opera napoletana est la passionnante initiative déclinée depuis sept hivers au théâtre rococo du Château de Schwetzingen par l’opéra d’Heidelberg (Theater und Orchester Heidelberg). Ainsi, depuis Marco Attilio Regolo d’Alessandro Scarlatti (1719), son essai fondateur en 2011, le Winter Festspiele a-t-il offert bien des raretés à un public devenu friand du répertoire baroque napolitain et toujours plus nombreux. Si nous ne le découvrions que la saison dernière, avec Giulietta e Romeo de Niccolò Zingarelli (1796) [lire notre chronique du 21 janvier 2017], le festival s’est illustré en 2013 avec les productions d’Ifigenia in Tauride de Tommaso Traetta (1763), l’année suivante par Fetonte de Niccolò Jommelli (1753) dont on fêtait alors le tricentenaire de la disparition, et présentait en 2015-16 la Didone abbandonata de Leonardo Vinci (1726). En 2012, il s’était attelé à Polifemo (1735) de Nicola Porpora (1686-1768), compositeur à succès (auteur d’une cinquantaine d’opéras, en partie perdus) dont on pourrait célébrer le deux cent cinquantième anniversaire de la mort en 2018, maître de chant fort renommé et professeur de composition, tour à tour rival de Johann Adolf Hasse et de Georg Friedrich Händel.

En 1730, Porpora faisait jouer à Rome la première version de Mitridate, opera seria en trois actes qu’il révise six ans plus tard pour Londres où il entend damer le pion à Händel. Pour ce faire, il lui fallait s’avérer remarquable par des pratiques différentes, ce qui le conduisit à bouleverser les usages de l’écriture lyrique, radicalisant la pratique du récitatif accompagné et ne se contentant plus d’inviter les chanteurs à orner de conventionnels da capo. Toutefois, si le génie de l’invention vocal coiffait le Napolitain, l’on n’en saura dire autant de son art d’orchestrateur qui, malgré le grand talent du chef, paraît clairement pauvret. À Milan, en 1770, le jeune Mozart connut le succès avec Mitridate, re di Ponte [lire nos chroniques du 31 octobre 2007, du 26 juillet 2011, du 11 février 2016 et du 29 juin 2017, ainsi que nos critiques CD et DVD] et, depuis, ce titre lui demeure attribué dans les esprits. Pourtant, la création londonienne refusait une cinquantaine de personnes qui durent renoncer à le voir, tant l’événement était couru. Le public voulait entendre la distribution luxueuse réunie par le compositeur, Senesino (rôle-titre) et Farinelli (Difare) en tête – d’où une conception, pour ce dernier, qui invite toutes les virtuosités avec une audace de décorateur exubérant, libéré des contraintes ; de fait, il s’agit d’une partie extrêmement difficile.

Le 29 novembre dernier se donnait ici la première allemande de Mitridate, dans la version de Londres (24 janvier 1736, King’s Theater, Haymarket). Quelques semaines plus tard, c’est à un spectacle bien rôdé que nous assistons, cet après-midi. Outre une équipe vocale globalement satisfaisante, on peut compter sur la mise en scène de Jacopo Spirei. Avec la complicité de Madeline Boyd pour le décor et de Sarah Rolke quant à la vêture, l’artiste, récemment salué à Parme pour son Falstaff [lire notre chronique du 1er octobre 2017], s’interroge avant tout sur les relations entre les personnages, l’appétit sexuel prédateur du tyran qui occasionne la castration symbolique de ses fils. Dans quel Orient sommes-nous ? Un palais décrépi, dont le plafond fut malmené, bientôt isolé par un haut grillage délimitant une zone de sécurité, des costumes qui oscillent entre l’antique et l’aujourd’hui, les tenues de camouflages, enfin les armes, tout indique une actualité géopolitique violente où s’infiltre une intrigue familiale. Les fils doivent s’opposer, d’une manière ou d’une autre, à un père abusif et tout puissant que ni le livret, ni la mise en scène tentent de racheter : ce Mitridate-là est un mauvais incurable qu’on se réjouit de voir vaincu.

À la tête de musiciens du Philharmonisches Orchester Heidelberg en petite formation, Felice Venanzoni propose une lecture expressive et fluide, profitant dès la Sinfonia initiale de camper bien distinctement les caractères qui soutiennent l’ouvrage – maestoso, gracioso et galant. Comme il se doit, la tension grandit, par-delà quelques maladresses dans certaines attaques, quand le style, alors qu’il ne s’agit pas d’un ensemble spécialisé, est dûment honoré. Quant au plateau vocal, quelques voix font plus l’affaire que d’autres.

Le baryton étasunien Zachary Wilson est idéal en Archelao : fermeté d’émission, timbre robuste et densité du phrasé concourent à incarner idéalement ce père inquiet au service du dictateur. Le soprano prometteur de Katja Stuber est moins heureux en Ismene ; certes, les moyens semblent grands et indéniable le potentiel dramatique, mais la stabilité toute relative de la projection ternissent quelque peu ces qualités. Farnace, le fils révolté, est un rôle travesti. Le jeune mezzo-soprano israélien Shahar Lavi signe une composition magistrale dont la précision et l’impédance sont les atouts incontestables. Sifare, son frère, a du mal à convaincre, mis en voix par le contre-ténor Antonio Giovannini – redisons-le, Porpora a signé une partie redoutablement virtuose, la plus extravagante de l’œuvre, qui nécessite une endurance et une souplesse hors du commun. Une révélation : l’excellente Yasmin Özkan, soprano agile et nuancé qui livre une Semandra attachante et parfaite. Enfin, on retrouve avec un immense plaisir le contre-ténor canadien d’origine coréenne David DQ Lee, passionnant Onulfus à l’Innsbrucker Festwochen der Alten Musik [lire notre chronique de Flavius Bertaridus, König der Langobarden], bien souvent applaudi depuis [lire nos chroniques du 15 juillet 2012, du 22 novembre 2013 et du 23 janvier 2017] : à lui revient le rôle-titre qu’il interprète magistralement, d’un organe puissant et qui ne néglige pas le recours au baryton, au service d’une expressivité précieuse, à l’instar d’une présence théâtrale à la mesure de la perversité de Mitridate.

BB