Chroniques

par bertrand bolognesi

My life without me de Miroslav Srnka
Gesungene Zeit de Rihm et Recital for Cathy de Berio

David Robertson dirige l’Ensemble Intercontemporain
Cité de la Musique, Paris
- 28 novembre 2008
le jeune compositeur tchèque Miroslav Srnka, joué par l'EIC à Paris
© dr

De même que le concert de mardi [lire notre chronique du 25 novembre], cette soirée s’inscrit dans le cycle Le temps du récit dont la Cité de la Musique propose actuellement le premier volet, initié ce week-end par L’Épopée du Ramayana. David Robertson retrouve les solistes de l’Ensemble Intercontemporain avec lesquels servir trois compositeurs.

Créé à Zurich il y a quinze ans par Anne Sophie Mutter et Paul Sacher, Gesungene Zeit (1991-92) de Wolfgang Rihm est ouvert par les harmoniques du violon soliste, ici magistralement tenu par Jeanne-Marie Conquer, sur des relais extrêmement discrets, comme oubliables, des violons du tutti et d’un violoncelle, jusqu’à donner naissance à un effet de Glaßharmonica. Peu à peu, les cordes se différencient et se multiplient, dans des interventions délicatement fragmentaires. L’arrivée des autres pupitres, bois en tête, désigne l’entrée dans un second épisode de la pièce, jusqu’à un marcato littéralement tranchant ; il ne s’agit pourtant que de son développement simplement linéaire qui ne se dépare pas d’un calme aux puissantes latences. Omniprésent, le violon « déroule le fil », comme dit Rihm lui-même. Après un bref point d’arrêt survient une section rythmique et violemment contrastée qui reste furtive ponctuation. On retrouve l’ascèse initiale, dans une concentration qui, cette fois, fait mine de dépouillement.

Né il y a trente-trois ans, le Pragois Miroslav Srnka est déjà l’auteur d’un opéra, Wall, créé en 2005 à la Staatsoper de Berlin. Quelques années plus tôt, avec son opéra Lost Highway Olga Neuwirth s’était penchée sur le script d’un film de David Lynch. De la même façon Srnka s’inspire du cinéma d’Isabel Coixet et de Mi vida sin mi, long métrage de 2003, dans sa nouvelle pièce pour soprano et dix-sept instruments : My life without me, donnée ce soir en création mondiale.

Les quatre mouvements qui structurent l’œuvre correspondent à quatre lieux ou moments que projette une jeune femme à laquelle on vient d’annoncer qu’elle est atteinte d’un cancer incurable. Sur une texture nerveuse et grouillante, Claron McFadden distille les nombreuses préoccupations pratiques, ménagères, domestiques de ce personnage – il faut aller chercher les filles à l’école, faire des crêpes, préparer le dîner, mais on pourrait aussi prendre un café dans un bar, danser et espérer qu’un homme tombe amoureux de soi –, à l’aide d’un souffle phénoménal. S’exprimant souvent dans d’infimes demi-teintes, le chant requiert une souplesse indicible dont se joue la soliste, dans un halo de micro-intervalles frottés. Après avoir hurlé désespérément qu’elle faisait des gâteaux, la voix interroge pianississimo, pour finir dans une virtuosité rentrée, plus probante encore.

La seconde partie du concert est entièrement consacrée à Luciano Berio et au Recital I qu’il écrivit pour Cathy Berberian en 1972, sur l’idée de mettre en scène une « actrice-chanteuse qui interprète le rôle de cette chanteuse ». Mêlant fragments chantés et réflexions dites, l’artiste doit s’adapter à un orchestre de chambre, en l’absence de son pianiste qui survient un peu plus tard. Tragi-comique, ce drôle de récital sur fond de scène de rupture l’interroge et nous interroge, jusqu’à la perte des repères de l’interprète, atteignant par moments une dimension spirituelle que masque à peine la folie avouée de son final.

Measha Brueggergosman s’empare avec génie de l’œuvre où elle révèle une étendue vocale surprenante, un aigu facile, des graves musclés, un impact envahissant, une aisance prodigieuse. Outre de posséder une voix qui semble pouvoir se permettre tout, la chanteuse canadienne impose une personnalité charismatique. Coordonné par Thierry Thieû Niang, son Recital for Cathy happe l’écoute sans se parer des fameuses extravagances de son inspiratrice. Avec la complicité de Jeff Cohen au piano, de David Robertson qui obéit à son « plus fort ! » par Varèse, Measha Brueggergosman enchaîne une berceuse de Stravinsky à la mort de Didon, célèbre les noces de Carmen et de Pierrot lunaire, entonne une mélodie de Poulenc en évoquant l’histoire d’un banquier, vocalise Rossini dans l’écho du champ de cadavres de Nievski, etc. La camisole ne la garantie guère de son désir inquiet : « il doit bien y avoir sur cette terre un endroit qui ne soit pas un théâtre ! »… Il est à souhaiter que les protagonistes ici réunis enregistrent ce passionnant Recital I trop rarement donné à l’heure actuelle.

BB