Chroniques

par jacques duffourg

mythes et héros méditerranéens
I Virtuosi delle Muse invitent Raffaella Milanesi

Festival baroque du Mont-Blanc / Église Notre-Dame de l'Assomption, Cordon
- 17 juillet 2011
Raffaella Milanesi et I Virtuosi delle Muse
© jacques duffourg

Mare Nostrum, la Méditerranée : tout un programme !
Comment accoster à de tels ports sans rebattre les cartes convenues, accumuler les redites, étaler les poncifs ? S'agit-il de compiler des musiques natives de ce bassin – et ici, on parle d'Italie –, ou de s'ouvrir à une inspiration plus large, à vague connotation méridionale ? Étalée sur les deux siècles baroques, de Marini à Porpora, la charpente proposée par le claveciniste Stefano Molardi et I Virtuosi delle Muse (en petite formation de tournée : clavier, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, théorbe) défend la première option ; seul Purcell est sans rapport connu avec la Péninsule, mais rattaché au flux ultramontain par le nom même de sa Ciaccona. Comme le titre générique Mythes et Héros le laisse supposer, la mythologie la plus épicée y revendique une large place : de Polyphème à Vénus, ou de Médée à Télémaque. Le parcours, écrivons même la traversée, s'organise finement, de précieuses trouvailles encadrant un tube central, ô combien maritime, le Son qual nave de Broschi.

Le plus grand péril de cette aria di bravura désormais fameusen'est peut-être plus sa transcendante technique vocale... mais certain statut de faire-valoir pour gosiers en mal de Farinelli attitude ; de là, paradoxalement, une éventuelle étiquette de facilité. À Raffaella Milanesi de réfuter cette dernière, ce dont elle s'acquitte avec une crâne audace et un panache certain. S'il est permis d'y préférer davantage de staccato, une vocalité plus franchement napolitaine que mozartienne (cœur de métier du soprano romain), il n'est en revanche pas possible de résister à la volute troublante – et de durée raisonnable – de sa messa di voce en reprise. Atout supplémentaire, une volubilité rhétorique en parfait écho à des dynamiques instrumentales drues, d'autant plus ébouriffantes que l'effectif est limité.

Un show relevé par une gestique appuyée mais pleine de goût, poses élégantes plutôt que postures, en seyante harmonie avec le decorum (et l'iconographie sulpicienne) du lieu. C'est toutefois dans l'aria dolente que le matériau capiteux, la variété d'inflexion, le sens du mot et le legato souverain de la cantatrice déploient leur meilleur. L'Alto Giove de Porpora (autre pierre de touche, religieusement phrasée), les camées raffinés de Cesti ou la fière Medea de Cavalli font ainsi mouche ; et c'est de Cavalli encore, par l'Ercole amante, que vient la commotion la plus vive [lire notre critique du DVD]. L'exceptionnel recitar cantando de Deianira, Misera, ohimè, offre à Milanesi, en sus des qualités précitées, des graves intéressants et, partant, une grandeur tragique – la vraie, à la pointe sèche, sans la moindre esbroufe – que véritablement nous n'avons connue qu'à très peu d'autres. Mémorable magie.

Charme toujours : au lieu d'accompagnateurs, voici d'authentiques partenaires. Nullement en retrait, mais en continuel échange avec la soliste. Cas d'école pour le Telemaco de Scarlatti, déploration à nouveau (et de quelle hauteur), bien plus musique de chambreavec voix que simple bel canto. Confiée à de tels orfèvres, la partie instrumentale du concert n'est pas moins fastueuse. Quand trois œuvres dix-septiémistes pour deux violons et basse (Matteis, Marini et surtout Uccellini, enivrante Bergamasca) permettent à Jonathan Guyonnet et Paolo Cantamessa de cultiver leur virtuose complémentarité, c'est Purcell qui rafle la mise, au cours d'une poignante Ciaccona, dont l'anxieux sol mineur et l'ostinato obsédant sont développés avec un sens du jouer ensemble qui se passe de mots. Moins pathétique, mais non moins foisonnant, le Vivaldi des Variazioni sulla Follia lui dispute son statut – quoique sa lecture puissante et didactique, taquinée par le septentrion, rappelle que le turbulent rouquin vit plus souvent de ses fenêtres l'Adriatique que la Méditerranée.

Must parmi maints sortilèges, Antidotum tarentulae d'Athanasius Kircher, un Allemand acculturé à Rome (1601-1680). Derrière ce titre involontairement burlesque, une étymologie d'abord, qui est celle de la tarentelle, puisque cette danse, italienne entre toutes, tire son nom de l'araignée dont la redoutable morsure devait être circonscrite par la contorsion. Du Traité sur le magnétisme de cet étonnant scientifique (au sens des arts libéraux) proviennent les quelques mesures initiales, çà et là enregistrées d'ailleurs, et brodées avec des fortunes diverses, en d'aimables reconstitutions. Ici, toutes les variations sont de la main de Molardi, déroulées en un microcosme éruptif, déjanté, dissonant jusqu'au malaise – à se demander si l'antidote ne serait pas pire que le mal... Saillie aussi érudite que spirituelle, d'une imagination baroque plus féconde que nature !

Et si cette Méditerranée hypnotique soutirée à l'extravagant Kircher n'était que le révélateur d'un singulier algorithme ? I Virtuosi delle Muse, c'est assurément une pâte sonore particulière, ductile et volontiers crue, qu'un Farnace vivaldien d'une innovante séduction illustrait à Paris [lire notre chronique du 28 avril 2011]. N'y sont pas étrangères des individualités fortes qui savent prendre des risques, parmi lesquelles l'inventif contrebassiste-barde Ludovic Coutineau ou, au théorbe, Michele Pasotti dont les vigoureux mais dosés sforzandi sont un théâtre à eux seuls. C'est également le spectacle, tout de rigueur poétique, du couplage rythme/mélodie qui fédère les deux fondateurs, Molardi et Guyonnet. Si leur déjà longue pratique commune ne peut qu'évoquer les Hogwood et Schröder de la première Academy of Ancient Music, elle s'illumine, au détour de quelque trait, d'un regard intensément complice du premier violon ou d'un imperceptible mouvement d'index du claveciniste. Direction bicéphale au doigt et à l'œil ? Mieux : connivence. Le plus sûr chemin de la rhétorique à l'incantation – et, pourquoi pas, au mythe.

JD