Chroniques

par arvid oxenstierna

NDR Elbphilharmonie Orchester, Christoph von Dohnányi
œuvres de Charles Ives, György Ligeti et Piotr Tchaïkovski

Elbphilharmonie, Hambourg
- 18 janvier 2020
Christoph von Dohnányi dirige le NDR Elbphilharmonie Orchester
© dr

Dans l’élégant auditorium en vignoble réalisé par l’étude d’architecte bâloise Herzog & de Meuron et inauguré il y a trois ans, le grand chef allemand d’origine hongroise, petit-fils du compositeur Ernő Dohnányi [lire nos chroniques du 16 octobre 2010, des 23 janvier, 4 mars et 3 avril 2011, du 3 août 2017, ainsi que nos critiques des CD de David Korevaar, d’Ingrid Kertesi, du Sextuor de Budapest et d’Emmanuelle Moriat], gagne lentement la scène, sous les applaudissements.

La première partie du concert sert le XXe siècle. Elle commence par The unanswered question de Charles Ives, pièce que l’Étasunien écrivit en 1908 et qu’il révisa sensiblement dans les années trente. La « grande » version (en opposition à la chambriste) que nous entendons ce soir fut créée en 1984, trois décennies après la mort du musicien. Extatiques, les cordes avancent imperceptiblement dans un immobilisme d’énigme qui n’est qu’apparent. Les superpositions des cuivres, exilés hors de l’hémicycle, et de quatre flûtes placées à l’arrière de l’orchestre, sur le dernier niveau des gradins, soulignent la lumière étrange de cette œuvre.

En 1972, citoyen autrichien depuis trois ans, György Ligeti – né en 1923 à Târnăveni, en Transylvanie roumaine, mais citoyen hongrois de ce bourg qui, jusqu’au Traité de Trianon (1920), s’est appelé Dicsőszentmárton puisqu’il faisait partie du royaume de Hongrie –, est lauréat de la Deutscher Akademischer Austauschdienst de Berlin, ce qui lui ouvre une résidence de compositeur au cœur de la Silicon Valley, à l’Université de Stanford (USA). C’est là qu’il écrit son Double concerto pour flûte, hautbois et orchestre que les solistes Karlheinz Zöller et Lothar Koch créent aux Berliner Festswochen à l’automne de la même année, aux côtés des Berliner Philharmoniker placés sous la direction de… Christoph von Dohnányi, précisément ! Il est ici joué par Henrik Wiese (flûte) et Kalev Kuljus (hautbois).

Ligeti a décidé de priver cet opus des violons. L’effectif présente alors la particularité d’un ensemble de cordes tourné vers le grave (avec quatre altos, six violoncelles et quatre contrebasses), ce qui provoque un déséquilibre intéressant. L’instrumentarium est principalement constitué de vents, les cuivres limités à deux cors, une trompette et un trombone, tandis que les bois sont plus fournis, avec deux clarinettes, une clarinette en mi bémol, une clarinette basse, deux bassons et un contrebasson. Les solistes (dont les natures sonores sont opposées par le procédé qui les fait naître) sont relayés dans le tutti par trois flûtes, avec trois piccolos, et trois hautbois auxquels s’ajoutent un hautbois d’amour et un cor anglais – on peut donc, à juste titre, parler d’un effectif singulier. D’ailleurs, le flûtiste soliste doit également s’atteler à la flûte basse. À la jointure de battements différenciés se trouvent les interventions du célesta et de la harpe. Sans recourir vraiment à une écriture en quarts de ton, le Double Concerto fait dévier le tempérament au gré de micro-intervalles qui lui donnent une aura quasiment spectrale, bien que le terme, appliqué à un opus de 1972, soit encore anachronique. Calmo, con tenerezza débute dans une confusion volontaire des timbres, où s’élèvent des cellules mélodiques qui se chevauchent dans une lenteur fascinante. L’oscillation décalée, parfois en échos, où l’on apprécie la grande précision des musiciens du NDR Elbphilharmonie Orchester, apporte une fluidité insaisissable au début du second mouvement – Allegro corrente, Poco rubato, Presto capriccioso. La vivacité extrême des parties solistes domine un pépiement incroyable. Il est relayé par les brèves scansions de l’orchestre, puis se précipite jusqu’à la dernière mesure. Après cette superbe interprétation, Henrik Wiese et Kalev Kuljus empruntent le bis à Wilhelm Friedemann Bach (Cantabile du Duo en mi bémol majeur Fk.55).

Piotr Tchaïkovski occupe la seconde partie, avec la Symphonie en si mineur Op.74 n°6 « Патетическая » de 1893. Dohnányi entame l’Adagio dans une profondeur qui interpelle directement l’auditeur. L’expressivité du développement jouit d’une parfaite précision de chaque échange, surtout perceptible aux bassons et aux clarinettes. Après ce moment d’idéale tranquillité, la deuxième section du premier mouvement se déchaîne, Allegro non troppo cinglant qui impose le drame, suivant un programme secret. Le chef déploie une distance aimable dans la danse de funambule de l’Allegro con grazia. La volatilité chorégraphique de l’Allegro molto vivace prend appui sur des cordes d’une efficacité exemplaire et une espièglerie toute personnelle de la battue. Le résultat se distingue par une délicatesse rare. La douleur est tout de suite signifiée dans la tendresse du début del’Adagio lamentoso. Il s’en élève une véhémence tragique que le chef souligne avec parcimonie. Le Largo de conclusion s’enfonce dans les ténèbres.

AO