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Chroniques
Neue Vocalsolisten et la création italienne
Bianchi, Bussotti, Francesconi, Nono et Ronchetti
Depuis sa fondation à Stuttgart il y a bientôt trente ans, l’ensemble Neue Vocalsolisten poursuit sans faillir ses recherches de nouvelles sonorités et de nouvelles techniques, que ce soit dans le cadre du théâtre musical, des arts plastiques, du travail interdisciplinaire avec électronique, etc. Aujourd’hui, il propose un programme italien, avec cinq pièces composées entre 1967 et 2012 – dans un espace qui, même s’il n’est pas totalement imperméable au fracas séculier (ah, ce crissement de pneu sur le « silenzio » délicat du contre-ténor…), n’expose pas le travail des créateurs et des interprètes à l’acoustique houleuse d’une Salle de la Bourse. Quitte à radoter, radotons : à quoi sert la Cité de la musique et de la danse ? Pourquoi ne pas y donner deux concerts de suite, plutôt que d’infliger au public sans voiture une cavalcade minutée à travers la ville ?
Engagé esthétiquement et politiquement, Luigi Nono (1924-1990) reste une figure majeure de la création de la seconde moitié du XXe siècle, soucieux d’expressivité, mais aussi de silence à mesure qu’il avance en âge. Les cinq minutes que durent ¿ Donde estás, hermano ? (1982) en témoignent, avec ses notes dédiées aux disparus d’Argentine que trois soprani et un mezzo tiennent en équilibrent dans le vide, ou encore les vocalises aux attaques suraigües qui s’épuisent avec le souffle.
Sylvano Bussotti (né en 1931) appartient à cette génération dont la guerre a bouleversé les études – violon, piano, harmonie et contrepoint au Conservatoire de Florence, en ce qui le concerne. De fait, sa formation se poursuit en autodidacte, puis auprès de Max Deutsch pour des cours privés (ancien élève de Schönberg, tout comme Cage dont l’Italien se rapproche à Darmstadt). À l’aube des années soixante, déjà fortement influencé par l’indétermination Bussotti prend ses distances avec l’avant-garde européenne. Dans une tension entretenue, Ancora odono i colli (1967), extrait du cycle Frammenti all’Italia, propose quantité de mots (Rilke, Adorno, Tasso, Foscolo, Proust, etc.), délivrés dans une variété de climats (lyrique, ludique, recueilli, etc.) et par différentes combinaisons vocales (du solo au sextuor). De quoi donner envie de découvrir le cycle complet !
Lucia Ronchetti (née en 1963) a étudié avec Bussotti, comme avec Henze, Grisey, Murail et Sciarrino. Proche d’auteurs contemporains qui l’inspirent (Cavazzoni, Scialoja, Manganelli), elle s’oriente vers une musique vocale et scénique qui favorise la remise en question de la narration traditionnelle – avec actuellement des projets de théâtre musical pour Dresde et d’opéra pour Mannheim. Sous-titré comedia harmonica, Anatra al sal (2000) s’inspire du madrigale rappresentativo (tradition du XVIe siècle finissant) pour construire une courte pièce théâtrale autour de l’art d’apprêter le canard, débattu par des cuisiniers. Sarcastique envers Daniel Gloger qui chante cuillère en bois à la main, la basse Andreas Fischer plastronne en citant des livres de cuisine en latin, n’utilisant que la voyelle « U ». Sans doute faut-il être italianophone pour saisir tout le sel comique de cette pièce, car on se lasse vite de cette querelle à six.
Sans même parler de la reprise de son opéra Thanks to my eyes [lire notre chronique du 8 juillet 2011], force est de constater que Musica aime bien Oscar Bianchi (né en 1975), lequel présente tantôt une pièce ancienne de sa musique de chambre – par exemple Crepusculo, pour flûte à bec Paetzold [lire notre chronique du 1er octobre 2010] –, tantôt une création française – Adesso (2011) joué dimanche prochain, sous les archets du JACK Quartet –, voire même mondiale, comme ce soir. Pour Ante Litteram (2012), le compositeur [lire notre entretien] place au centre d’un sextuor vocal une clarinette basse – tenue par le Britannique Gareth Davis, qui créa des œuvres d’Ablinger, Bryars, Harvey, Hosokawa et Sciarrino – et s’inspire de la littérature : Infinite Jest de David Foster Wallace et L’Antéchrist de Friedrich Nietzsche – « Le premier voit le mal suprême (« le grand requin blanc de la douleur ») dans la dépression névrotique (mélancolie, anhédonie), et le deuxième dans le christianisme (en fait dans les valeurs du monde moderne) ». Une première partie rythmée déchiquète les mots en syllabes indépendantes, avec une énergie percussive parfois complaisante. Puis legato et glissandi apparaissent pour une seconde séquence plus aérée où l’instrument accompagne piano des bouches féminines masquées, « à l’indienne » – entre autres effets.
Envisageant la musique comme « une danse profonde entre l’instinct et la raison », Luca Francesconi (né en 1956) paraît toujours en équilibre entre son et sens – d’où son intérêt pour l’opéra, qu’il soit scénique ou radiophonique. Après Quartett créé à la Scala l’an passé, l’élève de Stockhausen et Berio revient à la prose d’Heiner Müller avec le tout récent Herzstück (2012). Le texte allemand ne manque pas d’humour – « 1. Puis-je déposer mon cœur à vos pieds. / 2. Si vous ne salissez pas le plancher. 1. Mon cœur est propre. / 2. C’est ce que nous verrons. […] Votre cœur est une brique. / 1. Oui, mais il ne bat que pour vous » –, délivré tout d’abord sur un ton théâtral par le mezzo (EINS) et la basse (ZWEI), tandis que renifle et pleurniche un soprano. Quinze lignes d’échange laissent alors place à des variations vocales (cris, chuchotis, soupirs, onomatopées, etc.), ponctuées de claquements de doigts et sifflotements. Une petite scénette clôt la pièce avec poésie – malheureusement loupée par le photographe officiel, qui aura préféré immortaliser de prosaïques saluts.
LB