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Chroniques
Noémie Bialobroda et Marie Ythier
œuvres de Bach, Beethoven, Hindemith et Xenakis
Après le « jardin anglais » qui l’an dernier célébrait les compositeurs britanniques ayant fréquenté les classes d’Olivier Messiaen au Conservatoire de Paris, George Benjamin en tête [lire nos chroniques du 31 juillet, du 1er et du 2 août 2013], la dix-septième édition du Festival Messiaen au Pays de La Meije se penche cette fois sur le cas Xenakis, « géomètre des sons », figure singulière et tellurique du paysage contemporain. Après nous être remis dans l’œil le tracé du glacier surplombant majestueusement les 1500m d’altitude du petit village de La Grave, nous rejoignons, en ce premier jour de couverture anaclasienne, la charmante église XVIe des Hières pour le récital croisé des jeunes solistes Marie Ythier (violoncelle) et Noémie Bialobroda (alto). Toutes deux brillamment diplômées du CNSMD de Paris et de son récent troisième cycle d’artiste interprète (DAI) Répertoire contemporain et création et sur les chemins de carrière donnant belle part à la musique de notre temps, les musiciennes proposent, en encadrement de deux pièces solistes du compositeur à l’honneur, la première Suite pour violoncelle de Johann Sebastian Bach et les rivages plus abrupts et sinueux de la premièreSonate pour alto de Paul Hindemith.
D’abord surpris par ce choix programmatique, au delà de la rupture chronologique et du lien, a priori non manifeste avec les univers de Messiaen et de Xenakis – filiation déjà complexe –, nous percevons bien les intentions d’un menu qui reste solidement agencé et pensé. Cette mise en regard accentue la conception formelle quasiment architecturale de Bach – dans ses récitals, Marie Ythier associe volontiers les première et quatrième suites du cantor de Leipzig avec le redoutable Nomos Alpha de Xenakis, sous l’onglet Musique et architecture – tandis quel’œuvre d’Hindemith provoque une mise en lumière idéale et pertinente des deux pièces phares et maîtresses de ce moment.
Dans la Suite en sol majeur BWV 1007 n°1, qui se révèle un excellent moyen d’ouvrir l’acoustique généreuse mais non trop réverbérée du lieu, nous apprécions tout particulièrement une belle sobriété d’ensemble, très inspirée, et des choix de tempi toujours idéalement adaptés aux caractères contrastés de chaque danse. Phrasé et conduite parfaite de la ligne laissent par ailleurs supposer une écoute harmonique aiguisée, donnant beaucoup de cohérence et de relief aux innombrables richesses et détails de la suite qui semble contenue dans un seul et même geste.
Composée en 1922 et structurée en cinq mouvements bien différenciés, la Sonate Op.25 n°1 d’Hindemith fait ici office de prélude à l’Embellie (également pour alto seul) d’Iannis Xenakis. Entre sur-expressivité de la dissonance, déploiement des possibilités harmoniques de l’instrument et toccata virtuose en continuum sur décalage d’accents, cette page du compositeur, chef d’orchestre et altiste allemand offre un aperçu idéal des possibilités expressives et techniques de Noémie Bialobroda. Tantôt âpre et appuyé ou, au contraire, plus évanescent et en surface, son jeu laisse idéalement transparaître les complexités du texte, rendues avec beaucoup de clarté dans une tension permanente.
Textures microtonales, glissandos d’harmoniques de grandes et faibles amplitudes, juxtapositions de plans et couleurs opposées dans un temps resserré… point de doute possible, nous avons bien migré vers l’Embellie (1981), considérée comme l’une des plus intimes et plus détendues de notre géomètre du sonore. Tout aussi virtuose, d’un point de vue de la dextérité, que la sonate précédente, cette pièce fait également appel à une « virtuosité de contrôle » des éléments microtonaux, des sons « bridge », passages en double cordes, etc. Bien que redoutable et glissante, elle est servie avec beaucoup de solidité et une précision qui frise l’irréprochable.
Xenakis toujours, et inversion chronologique, avec le célébrissime Nomos Alpha pour violoncelle (1966). Plus bruiteuse et à mode de jeux, cette œuvre fait saisir à rebours l’évolution de l’écriture pour instrument seul du compositeur, vingt ans séparant ces deux opus. Dans cette juxtaposition de glissandos, pizzicati de toutes espèces, col legno battuto, tremolos, impacts et rebonds (effets balle de ping-pong), etc., le modèle semble être celui de la musique concrète et de l’expérience du son-studio. Complexe, et pensé dans une logique harmonique, le son paraît parfois coupé et réinjecté dans la trame générale. D’autre part, la multiplication des techniques de jeu, des registres et de l’espace ainsi constitué crée l’illusion d’un instrument démultiplié. Tenant l’archet de ce médium double, voire triple, Marie Ythier évolue avec beaucoup de sérénité, une maîtrise de tous les instants et un recul démontrant à quel point la nouvelle génération s’est emparée de ces exigeants piliers du répertoire.
En guise de pirouette conclusive, une rareté (posthume) de Ludwig van Beethoven : Duo en mi bémol majeur WoO32 « mit zwei obligaten Augengläsern » (« avec deux paires de lunettes obligées », dixit la partition). Les interprètes rejoignent donc le devant de l’autel arborant – période estivale, note glamour et moyenne montagne oblige – deux paires de sunglasses. Plus que les qualités d’une pièce en demi-teinte, il faut surtout retenir de ce dernier temps de concert la célébration, à la scène, de la belle et réjouissante complicité musicale unissant deux grandes solistes dont carrières et projets sont assurément à suivre.
NM