Chroniques

par laurent bergnach

Nombrer les étoiles
chorégraphie d’Alban Richard

Théâtre 71, Malakoff
- 9 mars 2016
Alban Richard met en scène cinq danseurs accompagnés d'Alla francesca
© agathe poupeney | photoscene.fr

Depuis Come out, duo sur la musique éponyme de Steve Reich, et Blood Roses, pièce pour huit danseuses sur les Suites pour clavecin de Purcell, Alban Richard multiplie les créations chorégraphiques, en résonnance avec sa double éducation musicale et littéraire. Avant même la formation de l’ensemble L’Abrupt en 2000, l’ancien danseur de Saporta, Duboc ou de Soto [lire notre chronique du 8 juin 2005] et tout nouveau directeur du CCN de Caen montre donc son intérêt pour les compositeurs de son temps – tel Régis Huby, associé au projet Practice, à découvrir ici-même, mardi 15 mars – et pour ceux de jadis, ce dont témoigne le programme du soir.

Sur les traces d’Et mon cœur a vu à foison (2014), gothique et profus, qui explorait les iconographies médiévales liées à l’exultation festive (carnaval, sottie, mystère, etc.), Richard signe Nombrer les étoiles à partir d’écrits de troubadours et trouvères (XIIe-XIIIe siècle). L’étude d’un corpus célébrant avant tout l’amour courtois – cet Amour de loin qui régente le premier opéra de Saariaho [lire notre chronique du 3 août 2015] – l’oblige à « plonger dans une écriture chorégraphique abstraite, très ciselée et d’une douceur infinie. La totalité de la danse s’écrit donc sur les poèmes chantés. Chaque pas, chaque action est posée sur le pied, le mot, la phrase ».

Une dizaine de chansons et ballades fut sélectionnée suite aux propositions de Brigitte Lesne (chant, harpe, percussion), présente sur scène avec deux autres membres de l’ensemble Alla francesca : Vivabiancaluna Biffi (chant, vièle à archet) et Christel Boiron (chant). Elles interprètent Thibaut de Champagne, Jaufré Rudel, Richard de Fournival, Raimon de Miraval mais surtout Guillaume de Machaut (c.1300-c.1377) dont le rondeau Puisqu’en oubli sui de vous marque le spectacle de sa mélancolie profonde : à trois reprises, du solo au trio a cappella, une femme abandonnée par son dous amis renonce à jamais le remplacer.

Dans un écrin noir (sol, murs, vêtements) où tranche la blancheur charnelle, en osmose avec des chanteuses mobiles elles aussi, les cinq danseurs (Yannick Hugron, Max Fossati, Romain Bertet, par ordre chronologique) et danseuses (Mélanie Cholet, Laurie Giordano) deviennent « l’émanation des humeurs, des couleurs et des affects de la musique ». Le sens des mots échappe à nos oreilles modernes mais le corps en mouvement, en symbiose avec l’expressivité du chant, sert d’émouvant décodeur. Rien que le fait de ne jamais toucher l’autre ou de sortir de scène à tour de rôle révèle la solitude des victimes de la passion.

Pieds inertes, face à face, un couple expose la teneur tranquille de la première partie (deux soli), avec des souffles de gorge et de lents gestes d’épaules. À l’inverse, gagné de halètements et de secousses, le deuxième annonce une douleur graduelle : celle des corps qui se croisent, bras fluides et animés, dans une marche éperdue close dans l’épuisement, genou à terre – Félix Perdreau se charge de spatialiser les respirations pour un final percussif désarmant. Enfin, donnant lui aussi son importance aux mains plutôt qu’aux jambes, un dernier couple semble un temps débarrassé de la brûlure du désir. Le public n’a-t-il pas reconnu là un reflet de son âme, lui qui applaudit bien timidement ?

LB