Chroniques

par bertrand bolognesi

Orchestre des Pays de Savoie
Anna Larsson, Stephan Genz et Graziella Contratto

Gustav Mahler | Des Knaben Wunderhorn
Théâtre Bonlieu, Annecy
- 20 novembre 2004
la cheffe suisse (d'origine italienne) Graziella Contratto
© dr

Nous retrouvons l’Orchestre des Pays de Savoie auquel sont venus s’ajouter les musiciens de l’Orchestre de Chambre de Genève, pour un concert qu’ouvre la Symphonie en si mineur D.759 n°8 « Unvollendete » de Franz Schubert. Après une amorce recueillie et sombre des cordes graves, le thème de l’Allegro moderato est élégamment présenté, dans une certaine retenue, discrètement ombragée. Se gardant bien de toute grandiloquence, et ciselant délicatement les sons, Graziella Contratto, chef permanent de la formation française, impose une interprétation tant équilibrée que gracieuse. Dans l’Andante con moto, elle affirme des contrastes plus accusés, déployant un climat spécifiquement romantique. La sonorité générale devient opulente – sans se confondre avec l’orchestre de Brahms, fort heureusement. La jeune musicienne met en valeur les musiciens en construisant des pianississimi d’une finesse indescriptible, imposant un art raffiné du détail. La vision d’ensemble ne s’en trouve jamais floue, ne s’adonnant pas à la jouissance du volume. Pas de surenchère sentimentale non plus : il se trouve que l’œuvre est inachevée, voilà tout, sans qu’il faille projeter en la fin de son second mouvement la mort du compositeur ou la conscience qu’il en aurait eu.

Après un court entracte, c’est le vaste cycle Des Knaben Wunderhorn, source d’inspiration majeure de l’œuvre de Gustav Mahler, que l’on entend dans son intégralité (versions orchestrées par le compositeur). La voix était très importante pour Mahler dès le début : s’il fait ses premiers pas avec de la musique de chambre, il commence à écrire ses Lieder pour voix et piano dès 1880, soit à vingt ans à peine, à partir de poèmes dont il est lui-même l’auteur, comme la cantate Das Klagende Lied dont la maturité surprend aujourd’hui, totalement incomprise en son temps. Entre la narration neutre ou engagée dans le ressenti du récit, la contemplation, la description émue, il y a plus d’un type de Lied. Mahler devait tout explorer avec bonheur, et jusqu’à la voix sur scène, puisque qu’il travailla trois ans à l’opéra Rübezahl auquel il renoncerait, qu’il achèvera quelques années plus tard Die Drei Pintos de Weber, sans parler de son expérience à la tête des opéras de Budapest et de Vienne.

Peu à peu, le jeune homme compose sur des textes empruntés aux poètes. On trouvera des mélodies sur des vers de Tirso de Molina, par exemple, ou encore Richard Leander, bien qu’il réalise lui-même le texte de ses Lieder eines fahrenden Gesellen. Le Knaben Wunderhorn apparaît pour la première fois dans son parcours en 1887, avec neuf Lieder accompagnés au piano (Um schlimme Kinder artig zu machen, Ich ging mit Lust, Nicht Wiedersehen!, Ablösung im Sommer, Aus! Aus!, Starke Einbildungskraft, Du Strassburg auf der Schanz, Selbstgefühl et Scheiden und Meiden).

Alors que l’Allemagne en tant que nation n’existait que depuis 1870, le besoin d’identification nationale s’était fait sentir dès le début du siècle, de sorte qu’un goût particulier s’était répandu, tourné vers les traditions des peuples allemands, vers la poésie folklorique (l’expression du peuple, das Volk), se réfugiant dans un héritage culturel qu’on voulait voir commun de tout ce que l’industrialisation et le développement des villes pouvait amener d’immoral ou d’ainsi perçu. Le romantisme allemand tardif en est tout imprégné, avec ses pures forêts, ses sains paysans, la gratitude de la terre, etc. La collecte de contes campagnards par les frères Grimm vient de là, de même que le Knaben Wunderhorn publié en 1805 par Achim von Arnim et Clemens Brentano, avec une dédicace à Goethe qui soulevait alors que les énigmes posées par ces textes ne manqueraient pas d’inspirer bientôt les musiciens.

Gustav Mahler semble avoir trouvé là de nombreux échos aux humeurs changeantes et souvent sombres de sa personnalité complexe, obsédée par l’idée de la mort, un univers où chevaliers, fantômes, soldats, princes charmants, enfer et paradis traversent près de cinq cents poèmes. Cinq ans après les neuf Lieder, il compose douze nouvelles mélodies avec orchestre dont les premières seront créées séparément à Hambourg dès 1893, toutes se trouvant publiées en un recueil intitulé Humoresken en 1899. De fait, le Knaben Wunderhorn occuperait Mahler tout au long de sa carrière, puisqu’il y ajouterait deux Lieder (Revelge et Der Tamboursg’sell) au début du nouveau siècle, juste avant d’écrire les Rückertlieder et les Kindertotenlieder jusqu’en 1904, et qu’il puiserait dans cet atelier pour construire quelques uns des mouvements de ses symphonies (avec ou sans voix, d’ailleurs).

Il reste rare en France de pouvoir entendre le cycle avec orchestre dans son intégralité. Cette soirée est donc précieuse, offrant les douze Lieder et Urlicht en fin de parcours (utilisé ensuite dans la Symphonie n°2) – peut-être aurait-on pu imaginer d’y donner également Das himmlische Leben, plus tard mouvement de la Symphonie n°4, sans jouer Schubert, pour mieux concentrer le programme sur son sujet. Si le paysage de l’Inachevée semblait peint par Caspar Friedrich, les nombreuses miniatures de Mahler sont révélées par une lumière moins aimable, Graziella Contratto plaçant judicieusement l'œuvre dans une couleur nettement expressionniste, parfois annonciatrice de Schönberg (le fin alliage des timbres de la harpe, de la clarinette et du violoncelle de Der Schildwache Nachtlied) ou de Kurt Weill (sécheresse bienvenue du deuxième couplet du Lied des Verfolgten).

Comme le veut la coutume, les mélodies sont distribuées au contralto et au baryton. C’est Stephan Genz qui ouvre la fête étrangede ce soir par le tardif Revelge. Son chant demeurera intelligent tout au long du concert, s’ornant d’une expressivité concentrée, moins dans la voix elle-même que dans la présence scénique, d’ailleurs. La Rheinlegendchen lui succède, l’orchestre l’introduisant par une sonorité d’une opulente suavité. Anna Larson est une grande voix qui, comme toutes, a besoin d’un certain temps de chauffe. Avec Trost im Unglück, la déception à l’écoute du baryton ira croissante. Si le timbre est assez quelconque, c’est l’absence de grave – on comprend dès lors qu’il ne pourra chanter correctement Der Tamboursg’sell – et de puissance qui rendront ses interprétations artificielles. À l’inverse, le contralto suédois s’affirme dans Verlorne Müh’, révélant un bel espace à sa voix dont l’expressivité devient évidente. L’art de la nuance opère ensuite sans effort apparent, chaque mot nous parvenant très clairement, dans le confort indispensable.

Genz se fatigue rapidement, visiblement trop tendu pour libérer sa voix, manquant de la souplesse requise par Der Schildwache Nachtlied, et bientôt dépassé par des tentatives d’aigus doux pris en voix de tête que la salle ne parvient plus à goûter. Bien sûr, il ne s’agit pas de vociférer cette musique, mais ici, le baryton est à ce point confidentiel qu’aisément un piano seul le couvrirait – cela dit, gageons que nous rencontrerons un autre jour sous de meilleures auspices cet artiste en petite forme ce soir.

La cheffe donne à chaque Lied le juste éclairage, réalisant un travail à la fois propre et enthousiasmant, en parfaite intelligence avec la chanteuse. Ainsi Das irdische Leben est un des plus beaux moments de la soirée, pris dans un tempo raisonnable qui inquiète plus qu’une fougue incontrôlée. De même admire-t-on l’excellente dynamique et la précision des nuances de Wer hat dies Liedlein erdacht ?, l’élégance absolue qui nourrit Des Antonius von Padua Fischpredigt et la magie d’Urlicht, pour finir, servie par l’incontestable pouvoir évocateur d’Anna Larsson.

BB