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Chroniques
Orchestre du Festival de Lucerne
Claudio Abbado joue Bruckner et Schubert
L'inachèvement qui sert de prétexte à ce programme, c'est un constat et deux causes différentes : à jamais inconnues et mystérieuse pour l'éponyme Huitième Symphonie de Schubert et, plus prosaïquement pour Bruckner, la mort venant interrompre les tentatives de mener à son terme le final de sa Neuvième. Par-delà ces aspects, le diptyque vaut davantage par le jeu de miroir des clés des modes de composition et d'architecture formelle. L'interprétation de Claudio Abbado place ces deux « inachevées » dans une perspective commune en faisant apparaître clairement les rapports structurels et la tonalité expressive. L'atténuation des attaques produit un poudroiement continu, comme une évaporation de la matière sonore jusqu'à faire apparaître le grain des archets (l'introduction aux contrebasses !).
Jamais Schubert n'aura sonné dans une lumière opaline aussi douce et ponctuée de pizzicatos en apesanteur, à la limite d'un son harmonique produit par effleurement de la corde. On est frappé par l'autonomie des musiciens comme autant de solistes réunis par la magie d'une écoute collective hors norme. Abbado ne donne jamais l'impression d'agir par injonction du geste, la pulsation s'intériorisant jusqu'à faire oublier la battue et animer de l'intérieur les phrases mélodiques. Cette position de retrait produit comme jamais l'impression que les pupitres jouent en toute liberté, au service d'une volonté immanente. Pas de noirceur excessive ni d’angles à vif dans un résultat qui tient davantage de l'aquarelle que de l'eau-forte. Un Schubert qui fuit l'épanchement et atteint l'émotion par la portée de sa discrétion. Le son est là sans qu'on le voie arriver, notamment dans l'agitation des passages centraux ou la liaison des pupitres, vents, cordes et cuivres au début de l'Andante con moto.
La petite harmonie règne en maître chez Bruckner également, ce qui constitue ici l'originalité la plus marquante. Cette vision étonnamment adoucie et nostalgique fuit les aspérités et les gouffres métaphysiques, réclamant toujours plus de clair-obscur. Le parallèle avec Schubert apparaît non plus simplement par l'écriture mais aussi par le climat. Abbado avive l'amalgame des timbres plutôt que les déflagrations dynamiques. C'est dans la querelle entre dessin et couleur, un parti pris gagnant pour une approche moderne qui refuse à Bruckner une approche trop monumentale et granitique. Sans souligner ostensiblement le gradus ad parnassum des étagements dynamiques, le chef milanais préfère mettre en avant la fluidité des notes enchaînées comme s'il s'agissait de faire oublier l'architecture minérale de l'ensemble. À ce titre, le tunnel mystique de la coda du Feierlich misterioso crée une irrésistible vague qui ondule quasiment sans pulsation rythmique, magnifique démonstration de force que ponctue un silence recueilli.
Partout ailleurs, les « émolliences » en fin de phrase signalent un changement de thème, la petite harmonie prenant le dessus sur les cuivres pour dessiner les contours mélodiques. Ces gradations et dégradés de densité lumineuse alternent avec des passages plus énergiques (Scherzo), mais toujours abordés de la même manière, c'est-à-dire sans la brutalité de l'impact, comme si la musique occupait déjà l'espace avant de résonner par contraction et dilatation d'un tissu organique. L'Adagio s'ouvre sans dramatisation excessive, laissant progressivement tout l'espace à la neuvième mineure très expressive qui soudain se renverse et plonge l'auditeur dans l'interrogation. Avec Abbado l’on aurait ici la tentation d'entendre une atmosphère plus mahlérienne dans l'abandon et la mélancolie que typiquement mystique et brucknérienne. Dans cette vision désincarnée affleure une tristesse infinie, sans la méditation grandiloquente qu'on y entend souvent.
DV