Chroniques

par bertrand bolognesi

Orchestre national de Lille
carte blanche à Maxime Pascal

Le Nouveau Siècle, Lille
- 31 janvier 2014
reflet d'une répétition de l'Orchestre national de Lille dans un casque
© ugo ponte | onl

Il y a quelques années, des étudiants du conservatoire se réunissaient pour former Le Balcon, un ensemble que depuis l’on put entendre à plusieurs reprises, et dont la démarche était de sonoriser systématiquement ses programmes, qu’il s’agisse de la musique d’aujourd’hui associant l’électronique ou de celle écrite uniquement pour « instruments acoustiques », mais encore du répertoire du passé, voire d’un passé qui n’imaginait pas encore qu’un jour les haut-parleurs diffuseraient la « bonne parole ». Ce soir, l’Orchestre national de Lille invite à la barre Maxime Pascal, le chef du Balcon, qui a choisi de diriger un menu d’un seul service, sans autre entremet que les changements de plateau entre les œuvres, au nombre de trois.

En habitué de l’exercice appelé « orchestration » (Mendelssohn, etc.), le compositeur Arthur Lavandier (né en 1987) s’est emparé de quatre mélodies de Gabriel Fauré pour lesquelles il a concocté une sorte d’emballage glamour. Baptisée Mirages, son œuvre arbore l’aura spécifique qu’on viendrait chercher dans un théâtre de variétés, les paillettes et les sucres ajoutés qu’ont largement télévisées les années soixante-dix, avant même que soient nés les acteurs de cette soirée Maritie et Gilbert Carpentier – sans conteste plus novateurs en leur temps. Quelques rappels du piano originel charpentent Cygne sur l’eau, la fluidité des cordes caresse le micro du Jardin nocturne, les Reflets dans l’eau avalent la flûte quand la Danseuse nous fait de l’œil, deux guitares électriques saupoudrant la chose d’un rehaut rétro-pop embourgeoisé. Avec moins de plaisir qu’à l’accoutumé [lire notre chronique du 9 juillet 2013], on retrouve le contre-ténor Rodrigo Ferreira [lire notre chronique du 19 mai 2012] dont la diction est dévorée par la sonorisation. Par une expressivité précieusement circonscrite dans la politesse d’un salon – et par-delà l’extension difforme qu’impose l’adaptation –, l’artiste mène tendrement l’auditeur, tandis que s’effondre le soufflé.

En 1996, Péter Eötvös écrit Shadows pour flûte et clarinette amplifiées (ici Claire Luquiens et Iris Zerdoud) et ensemble instrumental. Comme son nom l’indique, la pièce évolue à travers un subtil jeu d’ombres et de plein feu, démultipliant les mises en miroir selon plusieurs procédés dont il nous sera malheureusement malaisé de percevoir toute la richesse ce soir. La technique de direction de Maxime Pascal n’est pas à mettre en cause ; elle est même parfaitement lisible, c’est indéniable. Le problème réside bien plutôt dans les choix interprétatifs eux-mêmes qui n’atteignent pas l’idée musicale ni la texture et la tonicité de l’œuvre. À l’écoute du second mouvement, il nous vient à l’esprit que la musique ne consiste pas en l’alignement de sons les uns à côté des autres – c’est dire l’élévation suscitée par ce concert…

Si la sonorisation peut être un atout dans une acoustique difficile qu’elle permet de corriger, elle se révèle non seulement inutile mais encore parasite au Nouveau Siècle dont on pourra peut-être accuser les fauteuils de dissoudre les bassins mais certes pas prendre en faute l’acoustique. Cet élément aseptise cruellement reliefs et nuances dans une transmission plane où tout se vaut, pour ainsi dire. Ne nous voilons pas la face : les haut-parleurs dirigent la majeure partie des « sons musicaux » que nous entendons au quotidien. Il convient toutefois de rappeler que cette façon de vivre l’expérience sonore est subie plutôt que désirée, qu’il s’agit d’entendre malgré soi et non d’écouter par volonté. L’art est-il à situer dans le monde tel qu’il est ou dans l’idéal d’un monde tel que chaque artiste aimerait qu’il soit ? Créer n’est-il pas forcément se placer du côté de ce qui n’existe pas ? Sans entrer dans le détail de la conscience obligée des contingences qui permettront la réalisation de ce qui était juste auparavant irréalisable (toute l’histoire de la musique en est faite), il faut admettre que seul le rêve commande. Encore n’est-il pas exact de prétendre que la première expérience d’envahissement sonore qu’on put vivre fût celle d’une projection cinématographique survenu dans l’âge tendre, dans la mesure où l’on sait qu’un embryon entend et donc écoute (le cerveau en formation étant particulièrement en éveil), sans qu’on connaisse les conditions acoustiques de la transmission fœtale du son. Certes, celui dont nous parle Maxime Pascal est partout : gares, radio, aéroports, écouteurs des usagers du métro, supermarchés, etc. Partout, vraiment ? N’y a-t-il aucune différence entre rester chez soi pour écouter un disque – un produit fini – et venir écouter une matière vivante au concert ? Est-il si stupide de croire au « son vrai » du concert ? Se résigner à la terreur du haut-parleur ne peut s’inscrire dans l’histoire de l’interprétation.

Cet automne, l’examen public de fin d’études de composition de CNSM de Paris s’ouvrait par la création de Moro de Venecia pour violoncelle et ensemble de Pablo Garcia-Velasquez, par Askar Ishangaliyev dans la partie soliste et sous la direction de Jean-Philippe Wurtz. L’imagination du jeune compositeur colombien y est stimulée par les réflexions et travaux de Jean-Marc Lyzwa, ingénieur du son au service audiovisuel de l’institution citée plus haut, et par la fusion entre l’instrumentiste et l’instrument qu’induit la musicalité du violoncelliste kazakh pour lequel ce concerto est écrit. Après un bref double jeu du soliste sur des vibrations soutenues, une « balançoire » d’harmoniques obstinés installe un écho/contraste entre le vibré et l’à peine susurré. Bien qu’on sente la possibilité d’une mise en valeur du tissu, vraisemblablement généreux – comme en témoigne le grand geste rythmique du final conclu par une coda en manière d’extinction –, les ostinati superposés, voire les motifs répétés à l’envi, dominent une exécution terne. Difficile de percevoir si frappe là le fléau de la sonorisation ou la superficialité de l’interprétation. En revanche, Askar Ishangaliyev défend admirablement sa partie, avant d’offrir en bis les Deux poèmes pour Polly (pour violoncelle et voix parlée – la sienne) de Péter Eötvös (1998).

Si besoin était, ce concert nous aura convaincu de deux choses. D’abord : choisir le haut-parleur, c’est accepter la tyrannie du supermarché ; en d’autres termes, cette démarche-là vous annonce que « vous êtes atteint d’une maladie incurable : plutôt que de vivre ce que vous pouvez vivre avant qu’elle ait raison de votre santé ou qu’un chercheur fasse un miracle, mourrez, s’il vous plait ». Enfin, voilà une démarche étourdie autant qu’anesthésiante qui ne défend aucune esthétique et pour laquelle tout se vaut, ce qui pourrait revenir à dire que rien ne vaut rien – aimer tout le monde, c’est n’aimer personne, n’est-ce pas ? Pas d’art, ici, juste un peu de spectacle.

BB