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Chroniques
Orchestre national de Lorraine
Jean-Efflam Bavouzet et Jacques Mercier
Alors que l’exposition de l’Allemagne fait polémique au Louvre [lire la synthèse des Inrocks, 21 avril 2013], le Centre de musique romantique française de Venise (Palazzetto Bru Zane) propose son festival Théodore Gouvy, entre France et Allemagne, et c’est tout naturellement que nous prolongeons aujourd’hui l’approche de la musique du Sarrois [lire notre chronique de l’avant-veille], quittant les Trios de 1847 et 1855 pour sa Symphonie n°1 de 1847.
Le programme que l’Orchestre national de Lorraine présente cet après-midi sous les plafonds luxuriants du Tintoret s’est voulu cent pour cent lorrain, et couvre quelques quarante années de la production romantique française. « On commence par cette italianità française d’Ambroise Thomas, commente Jacques Mercier, qui se justifie pleinement dans un concert vénitien. Raymond et Le Caïd sont d’une même veine largement influencée par Rossini. On poursuit avec Gabriel Pierné qui n’a pas vraiment de style bien à lui, il faut l’avouer : son Concerto pour piano est atypique, un peu de Saint-Saëns, en plus light, la marque des années d’apprentissage auprès de César Franck, aussi, et tout de même quelque chose qui regarde vers Debussy. Enfin, la symphonie de Gouvy, à la fois très construite et parfaitement fluide. »
Du Messin Ambroise Thomas, on ne joue plus guère de nos jours que Mignon et Hamlet [lire notre chronique du 7 mars 2010], deux œuvres de la maturité (1866 et 1868), faisant ainsi l’impasse sur la quinzaine d’ouvrages lyriques écrite entre vingt-sept et cinquante ans. Parmi ceux-ci, Raymond ou Le secret de la reine, drame lyrique dont la trame s’approprie la légende du masque de fer, dont la première eut lieu salle Favart en juin 1851. Son Ouverture introduit en grande pompe le concert, sur un ton au pompiérisme noir bientôt contredit par une mélodie gracieuse. Jacques Mercier ne force jamais le trait, dose précisément les équilibres sans trop appuyer les effets. Une effervescence qui semble emprunter à Guillaume Tell (Rossini, 1829) bénéficie ensuite de la saine tonicité des cordes. Le geste se conclut dans une danse roborative, façon « corso » de Carmen (quinze ans plus tôt), ici révélé par une interprétation enlevée.
Né également à Metz, mais quelques cinquante-deux ans après Thomas, Gabriel Pierné fait au menu du jour figure de jeune compositeur. Son Concerto pour piano et orchestre en ut mineur Op.12 fut créé au Théâtre du Châtelet au printemps 1887. Jean-Efflam Bavouzet profite de l’acoustique flatteuse pour « lancer » le prélude tragique (Maestoso) dans une opulence sans pareil. C’est brillantissime, somptueusement respiré, jusqu’à l’entrée de l’orchestre qui impose un dessin plus léger à l’Allegro deciso. La particularité de l’œuvre est de s’articuler en trois mouvements rapides, comme le Concerto en sol mineur Op.22 n°2 de Saint-Saëns (1868). Annonciateur de Poulenc en ses falbalas, un gentil babillage marque l’écriture de la suite, jusqu’au final éclatant que magnifie le jeu de Bavouzet. En bis, le pianiste donne avec un plaisir manifeste la redoutable Toccata de Jules Massenet (1892) dont il nuance incroyablement l’urgence joyeuse (moins de trois minutes d’une course folle et sans répit).
Pour la première fois qu’il joue à Venise, l’Orchestre national de Lorraine « exporte » les compositeurs de sa région, ce qui n’est pas rien, assurément. La motivation est grande, on l’imagine aisément, encouragée par le département de la Moselle qui, sans qu’aucun anniversaire vienne justifier l’opération, a lancé une Année Gouvy subventionnée par le Conseil Général qui rendit possible le « montage » de ce concert entre l’Institut Gouvy, l’orchestre et le Palazzetto.
« Entre France et Allemagne ?... Gouvy fut considéré comme un Prussien à Paris et un Französisch à Leipzig ! En tant que Lorrain, poursuit Jacques Mercier, je suis particulièrement sensible à ces questions identitaires. Bien qu’étant né largement après la guerre, quand je suis arrivé à Paris l’administration m’a demandé un certificat de réintégration, par exemple. De l’autre côté de la frontière, les Sarrois d’aujourd’hui tentent de s’approprier Gouvy. La Radio Sarroise s’est donc investie dans l’enregistrement d’une intégrale des symphonies, avec son Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken [coffret à paraître prochainement chez CPO]. Le studio est tout près, à un quart d’heure d’Hombourg-Haut [1] ! Orchestre allemand et chef français : voilà bien de quoi rendre justement compte de sa facture particulière. Les six symphonies se ressemblent un peu trop, peut-être. Mais Gouvy avait un véritable génie du Scherzo, c’est évident. Ce n’est jamais lourd, mais au contraire vif, souple, simple même, tendre et « naïf », dans le sens que donnent les Allemands à cet adjectif, jamais péjoratif ni moqueur comme chez nous. »
Jouée une première fois en février 1846 par un orchestre amateur, la Symphonie en mi bémol majeur Op.9 n°1 serait créée au Théâtre Italien au printemps suivant, dans sa version définitive. « Dans cette seconde moitié du siècle, le lien méconnu entre les symphonismes germanique et français s’appelle Théodore Gouvy, sans conteste », affirme la brochure de salle. La transparence de l’écriture des timbres s’impose immédiatement à l’écoute de l’Allegro maestoso initial. C’est d’autant plus évident que la présente exécution bénéficie d’une petite harmonie remarquable, ce que nous constations il y a quelques jours en entendant Iolanta [lire notre chronique du 7 mai 2013]. La manière symphonique paraît plus allemande que la chambriste, d’un classicisme tardif à l’académisme de bon aloi. La vivacité de la direction sert magistralement un Scherzo clair qui semble de ballet, à peine illuminé d’un trait de flûte. Bois somptueux et velours des cordes chantent « gentiment » l’Andante que conclut un accord d’une tendresse exquisément filée. Dans une fraîcheur indicible, la fermeté de Brahms et la finesse de coloris de Mendelssohn édifient le Final. « Si Gouvy n’avait pas loupé le train du poème symphonique, peut-être serait-il moins oublié »,avance Jacques Mercier, qui offre deux bis puisés dans L’Arlésienne : la Farandole et l’Adagietto – précisons que sur Bizet nous ne partageons pas l’opinion « rapide » de consœur en ces colonnes [lire notre chronique du 17 mai 2013].
BB
[1] Théodore Gouvy vécut à Hombourg-Haut, dans la maison de son frère où siège maintenant l’Institut Gouvy.