Chroniques

par bertrand bolognesi

Orchestre Philharmonique de Radio France
Marina Mescheriakova, Denis Sedov et Kirill Karabits

Johann Gottlieb Graun et Dmitri Chostakovitch
Maison de Radio France, Paris
- 13 septembre 2003
la basse d'origine russe Denis Sedov
© dr

Depuis quelques temps, Radio France, sur l’impulsion de René Kœring, propose des Figures, à savoir une série de concerts gratuits, répartis sur six week-ends par saison, qui font entendre des œuvres plutôt rares, souvent méconnues, invitant tout public à les découvrir librement. Ainsi les Figures d’Ouverture proposent-elles samedi après-midi trois Sinfonie, sorte de concerti à jouer en prélude à une représentation d’opéra ou de ballet, de Johann Gottlieb Graun.

Excellent violoniste dès le second quart du XVIIIe siècle, ayant étudié auprès de Pisendel et de Tartini, Graun développe son art de la composition à la Cour de Frederik de Prusse où il écrit de nombreuses ouvertures, des sonates, un grand nombre de concerti et, bien sûr, de la musique sacrée. Très réputé, il sera le maître d’un des fils de Bach, ce qui peut témoigner de l’estime qu’on lui porta en son temps. Les manuscrits qu’il a laissés ont été emportés de Berlin en URSS à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale. Par la suite, elles furent conservées aux Archives Nationales Littéraires et Artistiques de Kiev, constituant une véritable collection qui réunit des symphonies, de la musique de chambre, des œuvres sacrées et quelques opéras.

Les musiciens ukrainiens n’attendirent pas la tardive illumination d’un naïf musicologue américain, croyant inventer la roue il y a quatre ans, pour explorer ce fonds, lui reconnaître un intérêt musical certain et en jouer quelques pièces en concert. Aujourd’hui, une diffusion plus large est offerte à la production de Graun, d’une part parce que la légitimation d’un État ukrainien indépendant de la Russie permit une ouverture évidente, une communication entre artistes et chercheurs nettement simplifiée, d’autre part grâce à la décision des autorités politiques de l’Ukraine de restituer la collection à l’Allemagne, en 2001 (tout en conservant les microfilms nécessaires à la poursuite de l’exploration du trésor).

En première partie de ce concert, Kirill Karabits, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, donne une interprétation élégante de trois Sinfonie. Ce jeune chef et musicologue ukrainien (vingt-sept ans) promeut volontiers l’œuvre de Graun qu’il continue d’étudier à la Bibliothèque de la Singakademie de Berlin – d’où il a d’ailleurs exhumé une Johannes Passion de Carl Philip Emmanuel Bach dont il assuma la première audition « moderne ». Sa lecture de la Sinfonia en ré majeur n°6 s’avère gracieusement contrastée, énergique, dotée d’un équilibre pupitral particulièrement probant. On lui doit des pianissimi extrêmement délicats, chaque note restant parfaitement audible et différencié dans l’infiniment petit de la nuance. Avec la Sinfonia en sol majeur n°12, par des choix judicieux de sonorité Karabits suggère dans l’ornementation une discrète parenté avec l’œuvre de Bach autant qu’avec la tendresse des ariettes de Mozart sur un plan plus mélodique, qui laisse percevoir la grande inventivité de Graun à l’intérieur d’une forme classique. Signalons que ces œuvres sont données aujourd’hui en création (ou peut-être « re-création »)mondiale.

L’on connaît certes plus les symphonies de Dmitri Chostakovitch, bien qu’on joue souvent les mêmes, résumant une vaste production aux habituelles Cinquième, Septième ou Dixième. De fait, il reste assez rare de pouvoir entendre au concert, en France et qui plus est par une formation non slave, la très poignante Symphonie pour soprano, basse et orchestre de chambre Op.135 n°14. Le compositeur l’écrivit en 1969, dans un lit d’hôpital, choisissant – sans sérénité et peut-être plus pour tenter de déjouer le sort – d’illustrer des poèmes d’une effroyable noirceur sur le thème de la mort, alors d’une criante actualité. Il y réunit des vers de Küchelbecker, Rilke, García Lorca et Apollinaire, construisant une première version avec les textes traduits en russe, une deuxième où chacun d’eux est chanté dans sa langue d’origine, puis une dernière tout en allemand.

C’est la version russe qui est jouée aujourd’hui, par deux voix d’exceptions, les musiciens du Philhar’ soignant avec une fervente minutie la précision de chaque trait instrumental. Kirill Karabits jamais ne cède à quelque sentimentalisme débraillé, donnant le ton dès les premières mesures, comme sur un fil, d’une interprétation qui ne se démentira pas d’une dignité douloureuse.

La basse Denis Sedov [photo] ouvre le feu par un De Profundis d’une belle tenue, sur une sonorité de cordes recueillie ; le poème de García Lorca gagnerait cependant à être dit plus simplement, sans faire un sort à chaque mot. Il fallait bien commencer, et cette petite tendance un peu empruntée disparaîtra par la suite au profit d’une expression plus directe. La Malagueña amorce sa danse grinçante dans l’énonciation assez terrible de Marina Mescheriakova, d’une présence impressionnante dès les premiers mots. La phrase est merveilleusement menée, sans maniérisme d’aucune sorte, dans un timbre d’une suavité envahissante. Qui pourrait réussir à ne pas l’écouter ?... L’on eut plusieurs occasions d’entendre ces chanteurs, il n’y a pas si longtemps, grâce à la saison russe du Châtelet, et si l’on écrivit notre déception quand à la prestation de la basse dans La fiancée du Tsar [lire notre chronique du 17 juin 2003], ce concert nous la rend telle qu’en elle-même : sonore, sensible, intelligemment expressive, et inexplicablement charismatique.

Loreley est dialoguée dans l’inquiétude voulue, non sans un brin de théâtre, discrètement esquissé. Indéniablement, Samoubiitsa installe jusqu’à la fin de cette exécution (et le terme ne saurait mieux convenir, pour une fois) l’écoute des plus attentive d’un public soudain à fleur de peau. Les alliages de timbres sont merveilleusement réalisés dans ce mouvement. Le dialogue entre la mélopée lancinante du soprano et les phrases désolées du violoncelle solo génère une émotion suffocante. Pas une toux, un murmure, un souffle. Dans une tristesse soudain active la salle reçoit des « tri lilii »presque insupportables, pour finalement n’y plus résister. Pourtant, Mescheriakova chantae ce Suicidé sans pathos.

Nul espoir de rémission avec Les Attentives, merveilleusement nuancé, les types d’attaque et d’émission choisis selon la nature du texte, dans une quasi perfection. Nous ne passerons pas en revue chacun des dix mouvements, mais féliciterons pour finir l’orchestre et le chef pour l’inertie splendide obtenue sur le septième dans la montée distillée depuis les cordes graves, certaines col legno, d’autres pizzicato, gérée dans une progression glaçante, jusqu’à la libération de la voix de Sedov en une plénitude désarmante.

Cela ne trompe pas : remplissant pour une fois leur vraie fonction de rite de retour, après un voyage spirituel, les applaudissements naissent après un lourd silence.

BB