Chroniques

par nicolas munck

Orchestre Philharmonique de Radio France
Pascal Rophé joue Levinas, Ligeti, Tinoco et Xenakis

Cité de la musique, Paris
- 24 novembre 2012

C’est par un programme exceptionnel et une disposition scénique qui l’est tout autant que se referme le cycle Futurismes proposé par la Cité de la musique et l’Orchestre Philharmonique de Radio France, sous la direction de l’excellent Pascal Rophé. En partant de l’opus orchestral Terretektorh d’Iannis Xenakis, pour quatre-vingt huit musiciens éparpillés dans le public, l’ensemble de cette production se décline autour des notions de spatialisation et de perception. Le spectateur est ainsi frappé de découvrir la salle des concerts sous un nouveau jour et un angle inédit, l’orchestre étant éclaté en huit groupes instrumentaux disposés en un cercle à grande échelle autour du chef. Cette situation rare et précieuse, qui permet d’être littéralement englobé dans un environnement sonore complexe, est également marquante par une proximité auditive et physique, presque déconcertante, avec les musiciens. Ainsi est-il possible de se retrouver, lors de la première des deux auditions de l’œuvre de Xenakis, à quelques coudées d’un microgroupe instrumental (violon et violoncelle) tout en tournant le dos à un second groupe plus conséquent (vents et percussion).

Cette programmation trouve toute sa cohérence dans une présentation de trois pièces, dont deux créations mondiales, utilisant une disposition analogue à celle prévue pour Terretektorh : Lontano de György Ligeti (1967), L’amphithéâtre de Michael Levinas et Cercle intérieur du compositeur portugais Luís Tinoco (deux commandes de Radio France).

Composé entre 1965 et 1966, Terretektorh (accélération de particules) de Xenakis est une œuvre emblématique des recherches sur l’espace et l’entrecroisement de plusieurs temporalités. Singulière pour de nombreuses raisons, elle est avant tout frappante par sa dimension spatiale. Pour le compositeur, « l’orchestre est dans le public et le public dans l’orchestre ». Dans des conditions d’exécution optimales, il souhaitait également que le public soit « libre de bouger ou de s’asseoir sur des pliants distribués à l’entrée de la salle » – c’est du reste plutôt une salle de bal de quarante-cinq mètres de diamètre qui est préconisée. Soucieux de se plier aux quatre volontés du choix compositionnel initial, les programmateurs ont eu l’idée [comme Musica d’ailleurs – lire notre chronique du 1er octobre 2010] de proposer deux auditions de la pièce en invitant le public à se déplacer lors de la seconde, afin de se prêter au jeu de l’expérience acoustique. Construite sur un principe d’accumulation et de prolifération du matériau, cette pièce, faite de continuum, de glissés à forte densité et grandes échelles, doit une partie de son renouvellement sonore à l’utilisation de « sons concerts instrumentaux » matérialisés par des blocs de bois, des maracas et des sirènes confiés à chaque instrumentiste. Au delà d’un effet d’étrangeté et d’une extension du spectre orchestral, l’adjonction de ces accessoires percussifs génère une forme de crépitement, un nuage de points spatialisé, qui n’est pas sans rappeler les sons concerts « craqués » de l’œuvre électronique pour bande seule Concret PH (1958). Conçue comme un geste global, la spatialisation prend également son sens comme éclairage successif des différents objets et comme densification de la matière sonore. Cette page, qui ne peut être appréciée à sa juste valeur qu’en live, fait prendre conscience, par une grande claque sonore et sensorielle, de la vie interne et de la puissance expressive du son instrumental.

Tantôt localisé, tantôt fixe ou tourbillonnant, le « son Xenakis » se présente comme une expérience similaire à certaines pièces électroniques spatialisées. C’est un « apprentissage » que nous recommandons chaleureusement.

Non initialement pensée pour être spatialisée et éclatée en groupes instrumentaux, Lontano (1967) de György Ligeti s’accommode fort bien de cette nouvelle disposition. Les techniques de la « micropolyphonie », de la « polyphonie sursaturée » (nous reprenons les termes du compositeur et musicologue Karol Beffa) et l’usage d’une écriture contrapuntique très dense, qui produisent, dans le cas d’une spatialisation « conventionnelle », des textures fondues, impalpables, sont ici perçues de manière très distincte. Sans aller à l’encontre du projet compositionnel, cette « mise en espace » semble rendre plus prégnante encore l’architecture et les échafaudages de l’œuvre – une approche inédite de la partition. Néanmoins, la fixité et l’impression d’un matériau partiellement « gelé » persistent. La connaissance de cette pièce ne prive par de la forte impression laissée par une utilisation judicieuse du langage harmonique, qui joue sur des densifications ou des affaiblissements d’accords : dans certains cas, l’accord sera chargé dans des registrations aiguës et graves, mais privé de médiums ; dans d’autres, chargé en médiums et privé de registrations extrêmes. Dans ce contexte, le paramètre du timbre prend toute son importance. Remarquablement interprétée, Lontano met en relief les incroyables potentialités d’un orchestre de haute voltige.

Commande de Radio France, L’Amphithéâtre de Michael Levinas ré-exploite, dans une écriture totalement renouvelée, le dispositif et la nomenclature de Terretektorh. Pensant la structure de l’espace par « une disposition qui se rapprocherait de la figure de cinq ovales concentriques » déployée « polyphoniquement, harmoniquement et géométriquement autour du chef d’orchestre », le compositeur conçoit son hommage xenakien comme une « référence paradoxale » à « l’esprit » de Terretektorh. Si le modèle est en contrepoint, la pièce se caractérise par la concrétisation acoustique de la circularité de l’espace. Ce principe se retrouve notamment dans l’écriture des cuivres, avec sourdines, qui semblent proposer une « spirale » à deux dimensions : une circularité individuelle et collective (par la « mise en espace »). Le son, qui peut être soit fixé, individualisé, soit utilisé comme projection ou déclenchement, prouve que le spatial – et plus particulièrement la spirale – fait partie intégrante des processus de composition (il n’a rien de la bagatelle).

Seconde création mondiale de la soirée, Cercle intérieur de Luís Tinoco convoque un effectif orchestral plus resserré (sans percussions) qui ne nuit en rien à la puissance des « effets acoustiques ». Cherchant à « dessiner différentes trajectoires sonores évoluant et/ou circulant vers différents points de la salle », Cercle intérieur semble mettre en évidence une trajectoire sonore du parterre vers les balcons. Alors que L’Amphithéâtre ou Terretektorh spatialisent plus volontiers de façon circulaire, l’opus de Tinoco privilégie le mouvement centre/extérieur (bien que le phénomène inverse se produise). Il en résulte un matériau toujours en mouvement, avec une directionnalité plus prévisible. En guise de bouquet final, le concert s’achève par une nouvelle audition, encore plus convaincante, de la pièce de Xenakis.

Ayant couvert deux concerts du cycle Futurismes, en quatre mains avec Jorge Pacheco [lire nos chroniques des 17, 20 et 21 novembre 2012], nous souhaitons insister sur la qualité et l’intelligence de la programmation de ces concerts. Cette dernière manifestation du cycle mérite amplement une « mention spéciale », les spectateurs ayant été conviés à un moment remarquable à plus d’un titre. Soulignons enfin l’excellente forme de l’Orchestre Philharmonique de Radio France.

NM