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Chroniques
Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Marko Letonja, Nina Stemme et Franz Hawlata
Si la plupart de nos orchestres régionaux (nationaux ou non) honore plus volontiers ce qu’on appelle le « grand répertoire », quitte à s’aventurer de temps en tempsvers des contrées plus contemporaines, celui de Strasbourg a fait de l’aujourd’hui une tradition, depuis presque toujours, pourrait-on dire, au regard des programmes qui en font l’histoire. Qu’il ait été lié aux compositeurs venus par le passé le diriger dans leurs propres pages, à feu le Festival de musique de Strasbourg (1932-2014) ou à Musica depuis 1982, le Philharmonique (OPS) joue plus qu’à son tour le présent, comme le prouvait sa précédente saison avec un cycle dédié à Kaija Saariaho [lire notre chronique du 20 juin 2014], comme le démontre encore l’actuelle résidence de Philippe Manoury – Strange ritual (2005) le 30 septembre, Prelude and wait (1995) les 30 et 31 octobre, création du Concerto pour deux percussions les 9 et 10 avril 2015. Ainsi le public alsacien approfondira-t-il sa connaissance des univers de Tristan Murail, Mark-Anthony Turnage, Erkki-Sven Tüür, tout en retrouvant les classiques du XXe siècle que sont Berg, Britten, Dutilleux, Messiaen, Schönberg et Stravinsky. Le menu de cette soirée relève précisément de cette logique, puisqu’après une partition de 2010 il propose un incontestable chef-d’œuvre conçu quatre-vingt dix neuf ans plus tôt.
Toute proche de la côte new-yorkaise, Long Island.
C’est là qu’à l’automne 1988, le compositeur Pascal Dusapin et le dramaturge Olivier Cadiot vivent un séjour quasiment cauchemardesque dans le vent et le froid pluvieux. « Au petit matin, je suis allé sur la plage. C’était si beau. Je me souviens de cette lumière étrange qui baignait le ciel, les sons de la mer qui déferlait, les bandes d’oiseaux qui planaient en cercles, les parfums salé du sable et ces plantes immenses échouées comme des lianes qui bruissaient en farandoles sauvages. […] Une musique de danse, comme les fragments d’une mémoire ancienne », confie le musicien. « Un jour tu devrais écrire une pièce qui s’appellerait Morning in Long Island » commenterait alors l’écrivain – librettiste de Roméo et Juliette (1981), entre autres collaborations. Vingt-deux ans plus tard, à l’occasion d’une co-commande de Radio France, du festival MITO Settembre Musica, du Seoul Philharmonic Orchestra et de la BBC, naissait donc Morning in Long Island dont la première était donnée par Myung-Whun Chung à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, au printemps 2010.
La spatialisation de trois cuivres, déplacés dans le public, stimule l’écoute. L’entrée pianississimo des cordes est ici somptueusement réalisée. Cette lecture bénéficie d’un relief soigneusement dosé, plus encore que celle qu’on avait découverte au disque, ces derniers mois (DGG 4810786). Marko Letonja maintient discrètement la tension d’une pédale violonistique où naissent des rythmes épars. Après un vaste éloge de la lenteur surgit, dans un mélisme obstiné des violons, une section rythmique d’abord sourde, bientôt bondissant de pizz’ de contrebasses en éclatants fragments de fanfare via les percussions (longtemps Dusapin les évitait ; ce n’est plus le cas). L’écriture se concentre peu à peu en un précipité de plus en plus explosif qui fleure son Sacre digéré par Revueltas ou/et Ginastera. « …Les couleurs, les sons et peut-être aussi les parfums, la température et le climat virevoltent dans cette musique aérienne, nous dit Thomas Meyer dans la notice du CD (traduite par Beate Haeckl. […] Cet espace imaginaire est représenté tout entier […] dans l’orchestre » ; croyons-le sur parole…
A kékszakállú herceg vára connut bien des déboires avant de gagner les planches du Magyar Állami Operaház de Budapest. Mis en musique par Béla Bartók, le conte symboliste de Béla Balázs parle d’emblée à l’imaginaire, au point que le mettre en scène ne semble guère nécessaire, par-delà le peu d’à-propos qui préside ce soir à son Prologue : plutôt que d’en dire la brève version hongroise (avec surtitres) ou une traduction suffisamment scrupuleuse pour inviter l’auditeur dans les sombres couloirs du château, une adaptation oiseuse, dite par une comédienne et un comédien de la troupe du Théâtre National de Strasbourg, dresse au contraire un verbeux rempart abstrait qui nous en tient à distance – pour se faire une idée de l’original, le lecteur qui ne s’en souviendrait pas écoutera avec avantage les premiers moments du film de Sándor Silló [YouTube].
À l’évidence, grande est l’affinité entre la musique de Bartók et Marko Letonja ! Dès les premiers accords, le chef dessine le labyrinthe de Barbe-Bleue (Kékszakállú) sans en révéler les puissants mystères. Assurément, le sujet est bien le lieu où s’enferme volontairement la nouvelle épouse, un lieu suintant d’une personnalité secrète, terrible et fascinante, dont la présence est suggérée par la fermeté princière de l’orchestre, à la fois impérieux et bourbeux, pour ainsi dire. Partout, le danger – dans les alliages timbriques minutieusement travaillés, revolins de la passion. Au souverain digne et fatigué de Franz Hawlata, tour à tour méphitique et tendre dans sa noire aphrodisie, répond le grave bien accroché de Nina Stemme, onctueuse à souhait : écrit pour mezzo-soprano ou soprano dramatique, le rôle de Judit est idéalement incarné par cette grande voix qui dispose d’un éventail dynamique imposant, tout au service d’une expressivité captivante.
Passant vite sur le peu de bonheur croisé là par l’organier de passage, retenons la sensible suavité de l’interprétation, lorsque l’homme cède à l’amante – à la lumière, au fond (ce trille de clarinette qui n’en finit pas de chatouiller le cœur…). N’est-ce pas ce qu’on appelle amour, synonyme de vérité, voire de joie et de mort ? Ouvrir de cette clé l’être aimé, parce qu’on l’aime ; donner en toute confiance à l’autre ce jeu de ténèbres afin qu’il en use. Aussi le scintillement de la montagne d’or rayonne-t-il d’un enchantement intime. Et quand Barbe-Bleue exige enfin qu’on l’ouvre, le choral de la cinquième porte flamboie d’un tout-jouir insatiable où saisit magistralement la nudité de la voix féminine – « köszönöm » a cappella. Marko Letonja pétrit férocement désir et peur dans son génial gâchoir, jusqu’à l’âpre émerveillement final.
BB