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Chroniques
Orchestre Symphonique de l’Opéra de Toulon
Ioulianna Avdeïeva, Dmitri Liss
Que flotte un parfum russe sur la Côte d'Azur en ce centenaire de la révolution d'octobre 1917 est une réalité inévitable au plan historique, social, religieux ou artistique. De la cathédrale Saint-Nicolas, érigée à Nice en mémoire du jeune tsarévitch, jusqu'à la Bastide Galitzine de Six-Fours-les-Plages, maison de campagne d'une arrière-petite-fille du tsar Nicolas Ier et de son mari Alexandre, devenue le cadre de ravissantes nuits musicales à la fin août, la région reste marquée comme lieu de rendez-vous incontournable des Russes blancs chassés par les bolcheviks. Aussi, comme un autre signe de ce rapprochement culturel (et sans commémoration explicite de ce sanglant passé), l'Opéra de Toulon invite-t-il aux côtés de son Orchestre Symphonique deux musiciens originaires de Moscou : la pianiste Ioulianna Avdeïeva et le chef Dmitri Liss.
Avant de plonger au cœur de celui qui se considérait « russe, russe jusqu'à la moëlle des os » (Piotr Tchaïkovski, 1840-1893), voici un savoureux hors-d’œuvre, dégusté sur le chemin vers les immensités orientales. Original, inspiré et bien applaudi, Orawa (1986) est une rareté du Polonais Wojciech Kilar (1932-2013). Sous forme de retour aux sources folkloriques, il s'agit d'une légère mais impressionnante variation d'un motif de violon, à peine sec et strident, ressassé avec tonus. Benoît Salmon s'en saisit le premier. L'énergique et précis supersoliste est l'initiateur d'une sorte de ronde, développée par l'orchestre pour donner un intéressant effet de groupe. Le maestro Liss dicte une subtile gradation où, un peu comme en musique répétitive, l'augmentation ou la diminution de l'intervalle crée la beauté. Le mouvement massif s'accélère jusqu'à la distorsion sonore et, si les musiciens y mettent un point d'exclamation final comme à une gigue – d'un cri surprenant –, l'œuvre recèle encore une belle part de suspense, voire d'esprit maléfique... Fort de ce savoir-faire de créateur d'ambiance originale, Kilar a signé de grands succès pour le cinéma – Dracula (Coppola, 1992), et surtout La jeune fille et la mort (1995) et Le pianiste (Palme d'or à Cannes en 2002), certains des meilleurs films de Polanski.
Sous un air de jeune héroïne de Polanski, justement, la troublante autant qu'aimable Ioulianna Avdeïeva gratifie, pour sa première venue à l'Opéra de Toulon, d'une livraison culottée, d'entrée presque fracassante et virtuose, du très connu Concerto en si bémol majeur Op.23 n°1 de Tchaïkovski. Pour son habileté, la pianiste fait penser à une audacieuse patineuse sur le glaçage orchestral d'une profondeur dramatique immense. Soulignons l’admirable direction de Liss, également fin connaisseur de l'œuvre [lire notre chronique du 24 juillet 2009]. À partir de l'Andantino berceur et corrosif, toute la subjectivité du compositeur paraît acquise et révélé le mystère de cette étonnante collection au goût romantique si prononcé. En bis, le parfait au revoir est offert avec l'une de ses dix-huit pièces pour piano (opus 72) – soit une musique assagie et très sensée, porteuse d'une certaine part de malédiction mais tendre, aussi.
Quel grand message d'amour et de dignité est à rapporter d'une plongée dans le doux vertige de la « Pastorale », Symphonie en fa majeur Op.68 n°6 de Beethoven (créée à Vienne en 1808) ! Ainsi de l’Allegro ma non troppo augural (Éveil de sensations sereines en arrivant à la campagne), le motif est repris de tant de points de vue qu'un authentique panorama est créé.
De fil en aiguille, atteindre un tel chef-d’œuvre du XIXe siècle grâce à la prouesse de la phalange toulonnaise (en dépit d'un manque d'effectif) aide à comprendre comment, pour Beethoven et pour d'autres, la musique est l'école de la vie. Pour exemple de calme et de quiétude, Scène au bord du ruisseau (deuxième mouvement) est une page philosophique magistrale, par son art de prendre si bien son temps. Et avec quelle force poétique ce chemin solitaire vers la vérité court jusqu'aujourd'hui, dans des formes contemporaines – par exemple chez Ileana Mălăncioiu : « Quand tous savent tout trop bien et n'ont plus rien à apprendre, je me réjouis que toi tu ne saches pas quoi faire ». Finalement, contemplons simplement comme le tonnerre, évident pendant Orage (quatrième mouvement) tel un cauchemar d'enfant, puis la plénitude majestueuse du final sont si bien rendus, au terme de cette soirée bien spéciale de l'Opéra de Toulon... qui donne envie d’y revenir.
FC