Chroniques

par bertrand bolognesi

ORF Sinfonieorchester Wien
Cornelius Meister joue Bruckner et Dalbavie

Salzburger Festspiele / Felsenreitschule, Salzbourg
- 9 août 2014
Cornelius Meister joue Bruckner et Dalbavie, au Salzburger Festspiele 2014
© silvia lelli | salzburger festspiele

Explorer tout au long d’une édition la musique d’un compositeur d’aujourd’hui semble habitude désormais prise par le Salzburger Festspiele. Après Harrison Birtwistle l’an dernier, Marc-André Dalbavie est l’invité de l’été 2014. Outre la création de Charlotte Salomon, son nouvel opéra dont la première eut lieu le 28 juillet, le public peut approfondir sa connaissance de sa musique à travers sept opus présents au concert. Après Palimpseste (2002) et Melodia (2008) donnés par Klangforum Wien il y a quelques jours, puis le Quatuor à cordes (2012) joué par le Quatuor Gringolts, ce troisième rendez-vous dalbavien consacre toute sa première partie à deux pièces des années 2007 et 2008.

Commandé par le Koninklijk Concertgebouworkest (associé aux Philadelphia Orchestra et Bamberger Symphoniker), La source d’un regard fut créé le 8 novembre 2007, dans le prestigieux édifice amstellodamois. Sans doute n’est-il pas indifférent que cet hommage à Olivier Messiaen ait alors été placé sous la battue de George Benjamin qui lui-même fut si proche du maître. L’amour des timbres, si caractéristique de l’écriture de Dalbavie, est un moteur déterminant de cette pièce ouverte par un carillon d’où sourd un motif inspiré d’un procédé rencontré dans les Vingt regards sur l’Enfant Jésus (1944). De là naîtront les mystères de la couleur, les grains de harpe sur une pédale de cordes, les délicats méandres de bois (souvenir spectral qui lui-même se rappelle Ligeti), dans une certaine tendresse de ton. Si une brève scansion plus musclée vient ponctuer la clarté ouatée de La source d’un regard, cette page demeure majoritairement dans une nuance P, voire PP, à peine MP parfois. À la tête de son ORF-Sinfonieorchester (Österreichischer Rundfunk Sinfonieorchester Wien), Cornelius Meister livre une lecture d’une extrême clarté.

S’ajoute aux musiciens viennois le sopraniste français Philippe Jaroussky : nous entendons maintenant Sonnets de Louise Labé qu’il a créé le 6 mars 2008 avec l’Orchestre national de Lyon placé sous la direction de Thierry Fischer – de fait, l’illustre poétesse était lyonnaise, rappelons-le. Toujours Marc-André Dalbavie s’est intéressé activement à la voix dont il rappelle volontiers qu’elle fut le premier instrument, que l’écriture pour d’autres lui doit tout ou à peu près – avec quelque avantage on lira ses entretiens avec Guy Lelong parus chez Billaudot, son éditeur musical [lire notre critique de l’ouvrage]. En se tournant vers la Renaissance, il place son œuvre sous la protection d’une invention nouvelle encore héritière de la manière grégorienne. Il a regroupé six sonnets en une suite qui les enchaîne sans interruption, parfois en ménageant une transition à l’orchestre, parfois plus abruptement. Le matériau convoqué ne diffère guère de celui de la pièce entendue précédemment – carillon, irisation des timbres, rehaut de timbales, pédale de cordes, etc.

Après une introduction conséquente à la sonorité ronde, avec souple promenade des bois et ostinato des cordes, Clere Venus (Sonnet V) distille une mélopée aux allures d’autrefois sur un orchestre en surplace. On reconnaît alors le carillon comme une annonce du motif vocal. La prononciation à l’ancienne du poème ajoute une touche d’étrangeté, sorte de distance qui s’associe à celle provoquée par l’usage d’une voix aiguë masculine pour dire les mots d’une dame. Au chant rapide, dont le débit va de soi, succède un tutti concentré sur une note-pôle : il s’agit d’un « pont » vers O beaus yeus bruns (Sonnet II) dont Jaroussky se joue des redoutables intervalles (troisième vers), puis élève une vocalise fleurie sur « voix » – belle mise en abime. Rapide, urgent, dans l’aura d’une gamme pentatonique descendante, le contre-ténor suspend ces volutes dans la psalmodie aride de Je vis, je meurs (Sonnet VIII) ; et « malheur » de provoquer une tempête d’orchestre. Une brève section répétitive va s’éteignant, laissant sous la voix une harpe timide et un escalier qui descend en miroitement immuable – Lut, compagnon de ma calamité (Sonnet XII). Un sursaut rythmique impose Pour le retour du Soleil honorer (Sonnet XV) où la voix gagne une lumière formidable. Enfin, la dentelle d’O longs désirs (Sonnet III), luxueusement réalisée par Philippe Jaroussky pour qui ce type de rhétorique n’a guère de secret, conclut le cycle… mais non : la reprise succincte d’O beaux yeux bruns en matière d’épilogue place l’œuvre dans une sorte de permanence inattendue.

Volontiers complice des créateurs de son temps – qu’il s’agisse de Kaija Saariaho, Mark Barden, Wolfgang Rihm ou Jörg Widmann [lire nos chroniques du 17 juin 2009 et du 12 janvier 2013] –, le jeune et très talentueux Cornelius Meister n’en est pas moins un remarquable interprète des œuvres du passé. Attaché au répertoire allemand, comme l’a d’ailleurs prouvé son excellent concert parisien du printemps [lire notre chronique du 9 avril 2014], il paraît naturel qu’il s’inscrive dans l’intégrale des symphonies d’Anton Bruckner, pour la suite de la soirée – à la tête des Wiener Philharmoniker, Daniel Barenboim inaugurait le 23 juillet cette intégrale dont c’est aujourd’hui le sixième volet. Faisons donc un bond en arrière d’environ cent quarante ans, avec la Symphonie en ut mineur n°1, donnée ici dans sa version originale (dite Linzer Fassung 1866).

La précision et la ciselure du thème initial de l’Allegro saisissent d’emblée. L’inflexion en demeure ferme et jamais lourde, s’accordant quelques suavités mahlériennes sur la partie médiane, dans une emphase discrète, soigneusement contrôlée. Lorsque la relative épaisseur de l’écriture vient à bout de cette délicatesse d’approche, encore est-ce pour mieux faire chanter les cuivres. Le retour du premier thème ouvre sur son dérivé lyrique, posé comme une caresse ardente, par-delà la fort belle opposition de tutti ronflant à de brèves sections chambristes. Le chef dessine ensuite l’indécision harmonique de l’Adagio (en avance sur Richard Strauss ?...) dont jamais il ne « débraille » le lyrisme tendre. Tout soudain le Scherzo accuse un nerf belcantiste insoupçonné : Bruckner sonnerait presque verdien, n’étaient les masses convoquées. Tout en accordant au mouvement ce qu’il faut de drame (entendre « théâtre »), Cornelius Meister n’en gaspille pas l’énergie sans s’en montrer avare pour autant : il se nourrit de ce qu’il donne pour toujours donner plus et mieux, comme le révèle le riche Trio. Sans graisse aucune, il lance un Finale héroïque, altier et nerveux, à la frénésie encore nettement beethovénienne. Musclée, cette interprétation vient écheveler sa conclusion avec un panache tout personnel, sans esbroufe. Superbe !

BB