Chroniques

par david verdier

Orfeo | Orphée
favola in musica de Claudio Monteverdi

Opéra national de Lorraine, Nancy
- 17 janvier 2014
reprise de l'Orfeo de Claus Guth à l'Opéra national de Lorraine (Nancy)
© opéra national de lorraine

Le Theater an der Wien avait eu, il y a trois ans, la primeur de ce beau spectacle ; Ivor Bolton dirigeait à cette occasion le Freiburger Barockorchester avec un plateau vocal totalement différent. Pour la reprise nancéienne, Christophe Rousset officie avec ses Talens Lyriques, un cast renouvelé et le Chœur de l'Opéra national de Lorraine.

Favola/Fantasma in musica ? Cette version d'Orfeo revisitée par Claus Guth refuse de trancher et propose une double lecture très inspirée de cette fable ou fantasmes (et littéralement fantômes) se croisent sur scène. La dimension profondément humaine du personnage-titre est au cœur du travail du metteur en scène allemand. Humain, trop humain… et d'une fragilité qui laisse affleurer les tensions psychologiques qui l'animent. Le refus d'héroïser un mythe permet au spectateur de s'identifier avec le destin tragique d'Orfeo, aux prises avec un drame aux contours qu'on pourrait trouver quasiment anecdotiques.

Adieu bergers et verts pâturages… Ce drame domestique débute dans un appartement bourgeois, sous les cotillons et les rires d'une fête, à la limite d'un humour potache qu'on pourrait trouver chez Christoph Marthaler. Guth procède par touches discrètes pour parsemer l'espace visuel d'allusions à la Grèce antique : costumes de naïades et couronnes de lauriers parmi les robes de cocktails, ce faux temple en contreplaqué qu'on assemble dans le salon ou encore ce presse-livre sculpté en forme de phallus, symbole éminemment bacchique s'il en est. Attentif au mouvement (littéral et figuré) de la narration, Claus Guth organise les événements à la façon d'un ruban de Möbius – avec la mise en avant de la réversibilité du début et de la fin. Le rideau se lève sur la vision d'Orfeo mort, gisant à terre avec le portrait brisé d'Euridice à ses côtés ; le spectacle se termine sur cette image, identique, comme si toute l'action n'avait consisté qu'en une immense giration se repliant sur ce point de départ. À plusieurs reprises, les personnages évoluent dans un mystérieux ralenti rétrospectif qui les contraint, par exemple, à quitter la scène à reculons ou remonter les marches de l'escalier principal avec des poses appuyées qui prennent sens beaucoup plus tard. Certains effets trop systématiques provoquent un sentiment trop prévisible, comme si l'on connaissait à l'avance la conclusion de certaines situations.

Le basculement d'une atmosphère rigolarde au silence tragique qui suit l'annonce de la mort d'Euridice est admirablement dirigé avec, tout autour des protagonistes, une multiplication de petites scènes visibles dans les moindres recoins de l'espace. Guth éclaire d'un jour cru et très réaliste la douleur d'Orfeo découvrant l'irrémédiable qui vient de se jouer hors champ et qui l'entraînera progressivement vers l'idée du suicide comme unique issue. Aucun détail ne nous est épargné de cet acharnement autodestructif, cherchant parmi l'alcool et les médicaments la mort qui le conduira vers sa bien-aimée disparue. Ni les dialogues aux Enfers entre Proserpine et Pluton, ni les apparitions de Charon en vagabond aviné ne renvoient à un imaginaire merveilleux et allégorique. On est au contraire dans un réalisme terre-à-terre. La grande force de cette scénographie est de faire se mêler indistinctement, dans toute cette deuxième partie, un assemblage fort étrange du prosaïque avec une dimension beaucoup plus abstraite et onirique. Qui pourra discerner, dans le point de vue d'Orfeo en proie aux psychotropes, le vrai de l'hallucination – notamment quand apparaît la très fantomatique Euridice ou cet étrange Apollon diaphane ?

Gyula Orendt succède à John Mark Ainsley dans le rôle-titre. Un rien limité dans les ornementations et les diminuendos par une légère baisse de forme (nous sommes à la dernière représentation et cela s'entend), il campe un Orfeo véritablement habité par son destin fatal. Son incarnation tranche avec les approches souvent trop esthétisantes et distanciées. Entendue dernièrement dans Elena de Cavalli [lire notre chronique du 9 juillet 2013], Emőke Baráth est une Euridice très naturelle d'émission et de couleurs. Carol Garcia, pourtant annoncée souffrante, se tire brillamment de son triple défi (Musique, Messagère et Espérance). La palme de la soirée va à Gianluca Buratto – récemment apprécié en Sénèque d’une Incoronazione dont Emőke Baráth était la Poppea [lire notre chronique du 16 août 2012] –, incroyable Charon, Pluton d'une palette sombre et dense.

Christophe Rousset conclut ici sa trilogie montéverdienne par une démonstration sans outrances. Le geste est clair et vif, attentif à équilibrer fosse et plateau sans perdre en fluidité rythmique. On pourra certes faire les gros yeux aux cornets à bouquin dans l'ouverture de l'Acte II, mais ce serait amoindrir injustement l'impression très cohérente de la prestation orchestrale. Avis aux principaux intéressés : on rêve d'une captation officielle !

DV