Chroniques

par laurent bergnach

Orfeo | Orphée
commedia per machina de Luigi Rossi

Opéra national de Lorraine, Nancy
- 4 février 2016
Raphaël Pichon joue Orfeo (1647), commedia per machina de Luigi Rossi
© opéra national de lorraine

Successeur de Richelieu, le cardinal Mazarin ne laisse rien au hasard pour asseoir son pouvoir et devenir le principal ministre d’état, entre 1643 et 1661. Il sait l’impact que pourrait avoir un spectacle lyrique sur la cour française, novice en la matière. C’est pourquoi il commande Orfeo à un ancien élève de Jean de Macque, Luigi Rossi (c.1597-1653), déjà remarqué pour son premier opéra, Il palazzo incantato di Atlante (Rome, 1642). Il suit de près la plume de Francesco Buti – futur librettiste d’Ercole amante (Paris, 1662) [lire notre chronique du 28 septembre 2006 et notre critique du DVD] – et, comme l’annonce la brochure de salle, impose notamment un prologue à la gloire d’une France militaire et une fin heureuse qui célèbre le retour à l’ordre. Truffé de machineries, ballets français et castrats italiens, l’ouvrage dure six heures et coûte très cher – d’autant qu’il est donné huit fois entre sa création le 2 mars 1647, au Théâtre du Palais-Royal, et la fin de l’année.

Longtemps considérée comme perdue, la partition est retrouvée par Romain Rolland en 1888, maillon manquant entre recitar cantando de Monteverdi et bel canto initié par Cavalli. Il s’agit d’une copie manuscrite incomplète, de trente ans postérieure à sa naissance, qui indique uniquement ligne vocale et basse continue simplifiée. Signée Raphaël Pichon et Miguel Henry, la présente reconstitution prend en compte d’autres pages de Rossi, son premier opéra comme les cantates de chambre où l’Italien excellait, ainsi que deux canzoni signés de contemporains. Le choix des instruments et des voix misent sur la grande diversité – l’Ensemble Pygmalion, fondé en 2006, possède moult violes, théorbes et cornets. Pourtant, la formation semble ce soir monochrome et massive, heureusement ciselée par des interventions chambristes, à l’instar de la harpe introductive (lyre orphique oblige !).

Débarrassé de nombreuses sous-intrigues et allégories, le livret original propose ici l’essentiel, à savoir l’union puis la séparation d’Orfeo et Euridice. Mais contrairement aux ouvrages plus connus (Monteverdi, Landi, Gluck, Haydn, etc.), cette dernière est harcelée par un jeune berger amoureux, Aristeo, lequel fait appel aux ruses de Venere (Vénus). Mais seul amour et fidélité intéressent une héroïne cernée de paroles qui la dissuadent de s’engager – la nourrice (« combien avons-nous entendu parler de doux époux transformés en exécrables maris en quelques heures ? »), Momo (« la femme est matière à rendre l’homme toujours ridicule »), la vieille (« seule l’inconstance est un rempart aux maux amoureux »), etc. De même est-il surprenant que le spectre d’Euridice apparaisse au tourmenteur qui sombre dans la folie.

Sur un parquet rustique parfois tournant, Jetske Mijnssen met en scène un univers bourgeois, avec soubrettes à tablier installant chaises et tables du banquet nuptial, pour les invités de blanc vêtus. Très banale de nos jours, cette convention a le mérite d’isoler les intrus – Aristeo en sweat à capuche, Momo portant jeans et bretelles et Satyre avec chapeau mou –, mais elle s’avère assez ennuyeuse et riche en clichés – une domestique se résigne au viol, sans combattre, au lieu de lancer un « merde ! » comme Moreau chez Buñuel. Au retour d’entracte, on recouvre de rideaux noirs le demi-cercle de murs boisés, pour accueillir de lentes et sombres chimères infernales. Ce tableau fantastique, vague bestiaire gothique (Bosch, Bruegel, Grünewald), intéresse davantage, en lien avec l’exotisme du mythe.

Côté féminin, on apprécie l’aisance des soprani Judith van Wanroij (Orfeo), déjà remarquée dans Rameau [lire notre chronique du 4 mai 2012 et notre critique du DVD Castor et Pollux] et Francesca Aspromonte (Euridice), l’une offrant un rien d’âpreté et l’autre une souple lumière. Le mezzo Giuseppina Bridelli (Aristeo) réjouit par un chant charnu et coloré mais parfois à côté de la note [lire notre chronique du 16 août 2012]. Giulia Semenzato (Venere, Proserpina) possède un soprano agile, confidentiel dans la nuance. Issues du Chœur Pygmalion, Alicia Amo, Violaine Le Chenadec et Lucile Richardot forment le trio des Grâces, très équilibré, qu’on entendra en direct sur Culturebox, ce mardi 9 février.

Coté masculin, habitué aux rôles inquiétants [lire notre chronique du 7 octobre 2012 et notre critique du DVD d’Il San’t Alessio], la jeune basse Luigi De Donato (Augure, Plutone) séduit par sa santé et son timbre viril. Les barytons sont représentés par l’efficace Renato Dolcini (Satyre), Victor Torres (Endimione), et Marc Mauillon (Momo), vaillant et d’une aisance de jeu réjouissante, au retour d’un épisode anglais [lire notre critique du DVD Venus and Adonis et Dido and Aeneas]. Les contre-ténors Ray Chenez (Nourrice, Amore) et Dominique Visse (Vieille) se montrent présents et expressifs. David Tricou (Apollo) incarne un dieu en col romain, au timbre riche. Enfin, Guillaume Gutiérrez, Olivier Coiffet et Virgile Ancely sont des Parques joliment corsées, malgré la présence de deux ténors.

LB