Chroniques

par gilles charlassier

Orlando
opéra de Georg Friedrich Händel

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 3 novembre 2010
© álvaro yáñez

Des trois opéras que Händel écrivit sur un livret inspiré de l’Arioste, Orlando est le premier et peut-être le plus fidèle à la pyrotechnie venue d’Italie. L’argument éminemment baroque a inspiré plus d’un musicien du settecento – Vivaldi composa même deux ouvrages mettant en scène ce héros voué à la Gloire et qui s’égare dans les tourments de l’Amour - dont l’Orlando furioso qui sera donné dans quelques mois en ces mêmes murs. Les caractères qui défilent sur la scène n’ont pas la puissance des archétypes qui naîtront sous la plume du divin Saxon dans ses deux chefs-d’œuvre postérieurs, Ariodante et Alcina. La partition n’en comporte pas moins des pages de la meilleure inspiration.

La production réalisée par David McVicar adopte avec élégance l’allure divertissante de l’œuvre. Le rideau se lève sur une toile à la manière de Watteau et donne un avant-goût des panneaux de boiseries céladon et des bergères Louis XV qui seront les éléments scénographiques structurants. La première scène s’ouvre sur une table de dissection : dans un cabinet d’étude, le philosophe Zoroastre prévient Orlando de la corruption de l’amour comme de celle des corps qui fascinait l’anatomie d’alors – c’est Mars et non Vénus qu’il lui faut suivre, Aphrodite rebelle le mènera à sa perte. Le metteur en scène écossais a choisi l’idiosyncrasie visuelle du dix-huitième siècle galant pour illustrer l’opéra de Händel. Le mobilier et les costumes de Jenny Tiramani évoquent tantôt Tiepolo, comme ces figurants masqués qui se déplacent tels des automates au second acte, tantôt suggèrent que le marquis de Sade n’est pas très loin – ce à quoi le régisseur se montre sensible - avec cet Amour tout de noir et d’argent vêtu comme dans une danse macabre de quelque prince de Transylvanie. Si les mouvements chorégraphiques réglés par Andrew George sacrifient à une certaine pauvreté d’imagination au goût du jour, les lumières tamisées de Davy Cunningham prouvent qu’il n’est pas nécessaire d’être Benjamin Lazar pour imiter l’éclairage à la bougie. C’est un joli pastiche des grandes heures du rococo que McVicar réussit dans cette production. Il y a peu d’idées nouvelles – le premier aria d’Orlando chanté devant une chaise sur laquelle est posé le portrait de l’idole rappelle le grand air d’Alcina (second acte) dans la mise en scène de Robert Carsen, les tourments de l’amour étant éternels et les formes qu’ils prennent ne variant guère -, mais tout cela est bien fait. Le coucher de lune, sur l’étoilée toile de fond de scène bleu nuit au dernier tableau, fait écho au décor du premier, comme un livre d’images qui se referme après avoir émerveillé et apaisé le public – se souvient-on des Indes Galantes par Andrei Serban à Garnier ?

Händel ne souffre pas les voix écrémées ; la distribution de ce soir ne l’est pas. Le rôle-titre est tenu par Sonia Prina. Le contralto italien, aux couleurs mates si reconnaissables, plonge dans les graves avec une aisance qui ferait croire que la voix de poitrine n’est jamais sollicitée. Cela donne une impression de stabilité particulière et de travestissement complet. Ce ne sont plus des rodomontades efféminées, mais les délires d’un robuste soldat rempli de vengeance. La tessiture a les abîmes profonds mais les cimes modestes. Nous sommes privés de cadences excentriques et la relative sécheresse du timbre limite l’expression lyrique. En revanche, le timbre fruité et galbé du contre-ténor Stephen Wallace, Medoro, ravit les amateurs de voix androgynes. L’émission est ronde, sans les aigreurs si fréquentes chez d’autres. Henriette Bonde-Hansen interprète une Angelica aux harmoniques acidulés et à la ligne maîtrisée. On entendrait Renée Fleming dans ce rôle qui, d’un point de vue technique, annonce Alcina. Le soprano danois n’a pas à rougir face à sa consœur américaine, même si le matériau n’a pas l’ampleur de celui de son aînée. Une certaine sophistication que n’aurait pas reniée la diva double-crème sied parfaitement au personnage de la princesse, contrastant avec le naturel de Lucy Crowe, la servante Dorinda. La voix, bien lyrique, étonne ceux qui sont habitués à entendre une soubrette dans chaque domestique féminine. On effleure parfois le parlando et l’instinct théâtral du soprano anglais fait de ces diversités d’intonation un remarquable moyen d’expression. Avec le baryton-basse Nathan Berg en Zoroastre, nous marchons sur les charbons brûlants des bûchers de Hieronymus Bosch. La présence dramatique et la justesse ne sont pas prises en défaut, mais la voix est défigurée sous les feux de la nasalité. Seules les remontées vers le haut de la tessiture font naître un espoir de purgatoire perdu.

Emmanuelle Haïm conduit avec énergie son Concert d’Astrée et confirme sa maîtrise du style händélien. Les attaques sont nerveuses mais les tempi restent équilibrés, laissant les textures s’épanouir. Au troisième acte, l’air du sommeil, passage obligé de maintes partitions lyriques de l’âge baroque, fait entendre un médium sobre quoique caractérisé et met en valeur la poésie mélancolique des violes d’amour. D’aucuns pourraient trouver les sonorités un peu épaisses s’ils les préfèrent plus acides. Mais ce débat gustatif ne saurait diminuer un savoir-faire applaudi.

GC