Chroniques

par hervé könig

Orlando
opéra d'Olga Neuwirth

Wiener Staatsoper, Vienne
- 18 décembre 2019
À Vienne, création mondiale d'Orlando, opéra d’Olga Neuwirth
© michael pöhn | wiener staatsoper

On a longtemps parlé de l’interdiction imposée aux jeunes femmes par l’université de Vienne d’étudier la médecine. C’était il y a bien longtemps, à la fin d’un siècle dont les mœurs nous paraissent très éloignées des mentalités actuelles. Depuis, les femmes étudient la médecine, certaines exercent le métier de chirurgien, d’autres sont cheffes d’entreprise, etc. Qu’en est-il de l’égalité des salaires entre femmes et hommes ? On nous dira que c’est un autre sujet, sans doute. Et qu’en est-il des femmes et de l’art ? Lorsqu’il s’agit de chanter ou de danser, tout va bien, la gent féminine est la bienvenue. Il fallut pourtant de longues années pour que les musiciennes ne soient pas regardées par leur collègues masculins d’un orchestre avec de la condescendance, voire du mépris, quand ce n’était pas des deux alors réunis dans la stupidité de la prédation érotique. Quant à composer de la musique ? Depuis Fanny Mendelssohn, Louise Farrenc et Clara Schumann, les temps ont changé. Toutefois, il aura fallu à la Wiener Staatsoper attendre le mois de décembre 2019 pour qu’un opéra écrit de main de femme foule ses planches.

L’institution viennoise marque le coup en ayant choisi une compositrice comme Olga Neuwirth : certes, elle est restée dans une sorte de logique nationale en commandant une œuvre à une Autrichienne, mais elle a pris le risque d’une musique que certains diront hybride en se souvenant des associations parfois bigarrées qu’ose souvent la créatrice [lire nos chroniques du 4 juin 2005, du 24 octobre 2011, du 8 juillet 2014 et du 15 mars 2019]. Femme, Neuwirth l’est et l’affirme haut et fort en s’entourant d’autres femmes pour mener à bien son projet (à l’exclusion du chef d’orchestre et des compétences chargées de l’électronique en temps réel) en s’inspirant d’Orlando, le célèbre roman de Virginia Woolf (1928) : il s’agit de la biographie imaginaire d’un courtisan d’Elisabeth I à l’exceptionnelle longévité (ca.1576-1928) qui, lors d’un séjour en Orient et un sommeil de sept jours, se serait révélé femme à son réveil ! Les conséquences de la métamorphose sont montrées comme cruellement positives.

Loin de l’adaptation théâtrale de Darryl Pinckney que Bob Wilson mit en scène au Théâtre de l’Odéon en 1993, avec Isabelle Huppert dans le rôle-titre, le livret (de langue anglaise) conçu à quatre mains par Catherine Filloux et Olga Neuwirth extrapole sa source par une inventivité débordante qui, de même que Woolf interrogeait son époque avec ironie à travers son portrait de la renaissance en Angleterre, critique avec une lucidité féroce notre début de siècle européen. L’argument se vit sur une période plus ramassée, allant des années vingt à nos jours, croisant les mouvements libertaires post-68 et l’actuelle montée des extrêmes-droites. En dix-neuf scènes précédées d’un prologue, c’est un conte lyrique et agitprop qui se déploie pendant trois heures environ, traversées d’un humour décapant. Neuwirth emprunte à des genres très éloignés les uns des autres une énergie dont elle fait la trame sonore de son nouvel opéra, à ce titre plus radical encore que Lost Highway [lire notre chronique du 12 septembre 2018].

Alors, qu’entend-t-on ? Le grand orchestre classique, enrichi par une scordatura spécifique d’une partie des cordes, le tonnerre artificiel du théâtre baroque, des chansons pop, voire punk-electro, les bruits amplifiés de notre quotidien, un grand chœur et un chœur d’enfants, l’art des madrigalistes élisabéthains accompagné d’un écho fantasmatique de virginal, dans une incroyable mixture qu’on pourrait dire Tudor-queer ! Secondée par le concepteur sonore Gilbert Nouno, Neuwirth livre une œuvre puissante et dérangeante dont Markus Noisternig assure le live electronic. Au vaste effectif de l’Orchester der Wiener Staatsoper se joignent le percussionniste Lucas Niggli ainsi qu’Edmund Köhldorfer à la guitare électrique. La surprise est de taille… pour un résultat d’une voluptueuse irrévérence. Au pupitre, Matthias Pintscher fait habilement prendre cette sauce très épicée.

L’écriture vocale d’Orlando s’attache particulièrement au changement de sexe du rôle-titre, confié au mezzo-soprano Kate Lindsey : elle convoque d’abord la partie la plus grave du registre, puis, après le long sommeil dirigeant la métamorphose, gagne les aigus et une verve ornementale. Véritable marathon, la partie d’Orlando est vaillamment défendue par une artiste à l’aise dans le récitatif contemporain comme dans l’arioso baroque et même l’impact pop au micro [lire nos chroniques de Così fan tutte, Ariadne auf Naxos et Cendrillon]. Le rôle de l’Ange gardien revient au contre-ténor Eric Jurenas qui lui prête toutes les bonnes qualités qu’on lui connaît [lire nos chroniques de Medea, Trois sœurs et Agrippina], tandis que le Narrateur est tenu d’une voix claire, quoiqu’amplifiée, par Anna Clementi. Une des surprises de la soirée est la présence de l’artiste transgenre Justin Vivian Bond en Enfant d’Orlando ! Plus classique, le soprano Constance Hauman est employé avec avantage pour incarner la reine, puis deux personnages subalternes. On retrouve avec plaisir la voix très souple du baryton Leigh Melrose en Nicholas Greene puis en l’époux Shelmerdine [lire nos chroniques d’Albert Herring, On conversing with Paradise, Songs from Solomon's garden, The rape of Lucretia, Solaris, Renard, Gloriana et Fin de partie].

Alors que la production engageait initialement la metteure en scène Karoline Gruber [lire nos chronique de Dardanus et de Lear], Polly Graham, la nouvelle directrice artistique du Longborough Festival Opera, a repris le projet sept semaine avant la première. Elle réussit néanmoins à tenir de bout en bout cet Orlando qui n’a rien de facile, secondée avec génie par la scénographie concentrée de Roy Spahn et, à l’opposé, par les costumes fastueux de la styliste japonaise Rei Kawakubo, fondatrice de la signature Comme des Garçons.

HK