Chroniques

par monique parmentier

Orlando Furioso | Roland furieux
opéra d’Antonio Vivaldi

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 18 mars 2011
l'Orlando de Marie-Nicole Lemieux brandit l'épée
© álvaro yañez

Trop souvent occulté par les opéras de Händel que les programmateurs semblent préférer aux siens, trop rares sur nos scènes, cela faisait longtemps que nous guettions un chef-d’œuvre de Vivaldi. Et c’est certainement son plus bel ouvrage qui nous est offert : Orlando Furioso. À Paris depuis six jours, grâce à une coproduction du Théâtre des Champs-Élysées et de l’Opéra de Nice (jusqu’au 5 avril), les avis divergent sur la scénographie.

Inspiré directement par l’Arioste, le livret de Grazio Bracciolo sur lequel Vivaldi compose sa musique en 1727 est de toute beauté. Tous deux vont transcender leur sujet, faisant de la folie d’Orlando la raison d’être de cet opéra. Et si les airs y sont magnifiques, les récitatifs accompagnés ne cessent encore aujourd’hui d’émerveiller par leur richesse, leur subtilité, leur audace.

Sept personnages y partagent la douleur d’aimer. La magicienne Alcina attire les hommes sur son île afin de les séduire et de les enchaîner. Orlando, preux chevalier chargé de la détruire, tombe amoureux d’Angelica dont il a sauvé la vie. Mais cette dernière s’éprend de Medoro et, avec la complicité de la magicienne, trahit Orlando avec rouerie. Il en devient fou de douleur. Alcina séduit Ruggiero grâce à ses pouvoirs magiques. Mais l’épouse de ce dernier, Bradamante, usant d’un anneau enchanté, parvient à le libérer de l’envoûtement. Quant au dernier personnage, Altolfo, d’abord amoureux d’Alcina il découvre bien vite sa perversité, finissant par la combattre en compagnie de Bradamante et de Ruggiero. Tous trois sauvent Orlando qui, après avoir détruit dans un moment de folie la statue de Merlin, source des pouvoirs magiques d’Alcina, retrouve la raison et béni l’union d’Angelica et de Medoro.

Ce que l’on retiendra de cette nouvelle production, c’est d’abord tout le noir qui s’est emparé de la scène. Il est certain que certains auront été indisposés par un tel choix. Par sa sombre beauté, la mise en scène de Pierre Audi ne fait pourtant que souligner la présence de cette étoile noire de la mélancolie qui habite l’œuvre. Tous les personnages possèdent en eux des démons qui les rongent, les asservissent et les rendent cruels. Les décors de Patrick Kinmonth sont extrêmement épurés. Par des photographies en noir et blanc aux Actes I et II, ils évoquent un palais de la Cité des Doges où se joue des jeux féroces sur fond de carnaval. Ils se referment progressivement sur la déraison au point de devenir au III des murs de briques sombres étouffant des âmes rongées de passion. Le plancher laqué laisse se refléter la noirceur des sentiments comme les eaux troubles de la lagune. Les lumières étranges et fascinantes de Peter van Praet créent un théâtre d’ombres où les protagonistes deviennent marionnettes, silhouettes sans corps, dévorés par l’amour et la haine. Les magnifiques costumes de Patrick Kinmonth passent de l’argenté de la lune (la robe d’Alcina au premier acte) au blanc qui se veut virginal (celle d’Angelica à l’Acte II), au noir le plus sombre de tous pour finir. Par leur noble raffinement, ils évoquent l’élégance du XVIIIe siècle, dissimulant par la beauté cette mélancolie qui déchire et détruit. Et dans les jeux de masque d’un carnaval qui s’agite et danse pour s’enivrer, jamais on ne peut savoir qui d’Alcina à Angelica, de Ruggiero à Medoro, d’Astolfo à Orlando est le plus fou, le plus dangereux, le plus monstrueux.

La distribution de cet Orlando Furioso se révèle exceptionnelle. Tous les chanteurs subjuguent. Jennifer Larmor habite son personnage totalement. Son timbre mat et rauque fait d’Alcina une Mme de Merteuil machiavélique, malfaisante et pourtant tragique. Seule sa diction durant les deux premiers actes manque parfois de précision. Le timbre clair et gracile de Veronica Gangemi donne à son Angelica une fausse fragilité dissimulant une jeune femme extrêmement rouée. Par un phrasé noble et un timbre d’airain, Christian Senn est un Astolfo convaincant. Si Kristina Hammarström ne projette pas suffisamment sa voix, elle n’en demeure pas moins une Bradamante combattive. Romina Basso se montre un superbe Medoro au timbre ambré et épicé.

Mais ce sont Philippe Jaroussky dans le rôle de Ruggiero et Marie-Nicole Lemieux dans celui d’Orlando qui donnent le plus d’épaisseur à leurs rôles. Le premier offre avec Sol da te, mio dolce amore un instant à l’étrangeté tétanisante, magnifié par une scénographie hypnotisanteet l’accompagnement par la flûte enivrante d’Alexis Kossenko. La voix d’une pureté et d’une souplesse renversante du contre-ténor ensorcelle le public. Marie-Nicole Lemieux, dont la performance est, plus qu’éblouissante, véritablement époustouflante, donné corps et âme aux frustrations et à la souffrance d’Orlando, puis au monstre qui ne demandait qu’à s’éveiller. Elle dévoile un chevalier égaré dans le labyrinthe des passions. Son aisance scénique et vocale bouleversante fait vaciller, son timbre unique est une splendeur sans égale.

Si la nuit est sur scène et dans les cœurs, la lumière nait de la fosse. Sous la direction fougueuse, sensuelle et précise de Jean-Christophe Spinosi, l’Ensemble Matheus fait vibrer les reflets ensorcelants de la musique du Prete Rosso. La virtuosité des musiciens révèle toutes les facettes de ce véritable diamant noir qu’est Orlando Furioso. Ils captivent le public de l’avenue Montaigne au point de faire taire les habituels tousseurs pendant toute la durée du spectacle. Voici donc une production à ne manquer sous aucun prétexte. La mélancolie qui plane sur le livret et la musique s’y libère et dans son apparente laideur ou froideur accuse une beauté rare.

MP