Chroniques

par bertrand bolognesi

Orphée et Eurydice
opéra de Christoph Willibald Gluck

Opéra de Toulon
- 5 décembre 2007
© hortense hébrard

Parce qu’il était dans le ton des Lumières de renouveler le mythe au regard des tendances philosophiques du moment, l’Orphée de Gluck jamais ne perdra pas la belle Eurydice. Représenté à l’automne 1762 en langue italienne à Vienne, sur un livret du Toscan Calzabigi, qui contribua également à Don Giovanni (1761), Paride ed Elena (1770) et Alceste (1767), Orfeo ed Euridice se trouve adapté en français par le poète et dramaturge Pierre-Louis Moline – qui le parodierait un an plus tard, avec son complice d’Orvigny, dans l’opéra bouffon Roger Bontemps et Javotte – en vue de la nouvelle présentation de l’été 1774 à Paris. Le poète attendrit les forces des enfers qui lui livrent sa moitié, à la seule condition qu’il ne la regarde pas ; sous les reproches d’Eurydice, il se retourne : la voilà mourant une deuxième fois. Mais, prêtant l’oreille aux lamentations du jeune homme, l’Amour, admiratif de la constance et de la force du sentiment vrai, ressuscite une seconde fois et sans condition l’épousée. C’est la clémence que le philosophe conseille aux grands qui, sachant reconnaître le mérite et s’en émouvoir, pardonneront à la désobéissance. Bref : l’air du temps – bien que demeurant toutefois mal entendu (quelques-uns y perdront la tête d’ici quelques années). L’on décèlera aussi dans cette issue une aspiration déjà toute romantique invitant l’amour, soudain placé au dessus des règles, de ne se satisfaire d’aucune entrave.

Cette nouvelle production de l’Opéra de Toulon (où l’ouvrage est joué pour la première fois) fête un Gluck à la française qui fait grand cas du ballet. Le plus naturellement qui soit la chorégraphie d’Erick Margouet s’intègre à la mise en scène, partant que la présence du chœur y contribue à la ritualisation générale. Tandis qu’en fosse retentissent les premières mesures, l’Amour et ses acolytes surviennent de la salle qu’ils traversent jusqu’à franchir la scène. Les artistes du Chœur de l’Opéra Toulon Provence Méditerranée – qui offriront une prestation nuancée, dans un français intelligible, ce qui n’est pas si simple à plusieurs voix – viennent alors méthodiquement occuper les baignoires. En figurant la caste à laquelle le spectacle fut autrefois destiné, ils constituent la perspective d’un espace intermédiaire de traduction qui, en ce qu’il distancie ingénieusement notre propre regard, rendra l’action plus proche. De même, envahissant la scène en compagnie des trois rôles pour l’ultime ballet, devant la reproduction du ciel néobaroque du théâtre de Feuchères, dédramatisent-ils la représentation du mythe en un gracieux épilogue festif.

Numa Sadoul et Luc Londiveau, qui signe également les décors et les costumes, ont réalisé un spectacle sobrement raffiné traversé d’une grande tendresse. De la scénographie au choix des voix, en passant par la pâte orchestrale, tout ici se trouve parfaitement adapté aux proportions des lieux. La pureté du geste obéit à une discrète rhétorique du symbole, sainement dénuée d’attaches psychologiques. L’ensevelissement d’Eurydice a lieu dans une pinède surplombant la mer, délicatement ciselée en silhouettes mêlant les tourmentes alanguies de Caspar Friedrich aux détours nabi d’un Lacombe ou d’un Ranson.

La prestation d’Henrike Jacob en Eurydice ne convainc guère. Par une émission artificiellement gonflée qui dénature l’impact vocal, une diction laborieuse, une intonation souvent imprécise et un jeu appuyé, le soprano allemand dessert le rôle. En revanche, l’on goûte la couleur claire, le chant bien mené, l’émission concentrée, l’élégance du registre mixte et la diction plus qu’efficace du Russe Maxim Mironov qui donne un bel Orphée. Qui résisterait à sa supplique aux ombres ? Mais c’est la jeune Joanna Malewski qui retient l’écoute : une confortable chaleur du timbre, une projection parfaitement canalisée et l’excellence de sa prosodie française composent un Amour idéal.

Au pupitre, Giuliano Carella privilégie une sonorité relativement légère quoique jamais trop sèche, dans un équilibre respectueux d’une époque, à la tête d’un Orchestre de l’Opéra Toulon Provence Méditerranée qui semble ne vouloir céder à personne le plaisir de jouer cette musique.

BB