Recherche
Chroniques
Orphée et Eurydice
tragédie en musique de Christoph Willibald Gluck (version Hector Berlioz)
Un demi-siècle après les premiers pas – et fracas – de ceux qu’avec un soupçon de condescendance à leurs débuts l'on appela « baroqueux », la quête de l'authentique se dirige désormais vers de nouvelles voies que Raphaël Pichon représente avec une intelligence accomplie. Dépassant le fétichisme de la lettre, le chef français, avec ses musiciens de Pygmalion, remonte à la source des intentions du compositeur, avant la censure de la mode. Si le parti de faire revivre la version parisienne d'Orphée et Eurydice peut légitimement s'appuyer sur l'acquis dramaturgique d'une décennie où Gluck a, entre autres, enfanté Alceste, le choix de l'adaptation de Berlioz, pour mezzo, peut, au premier abord, surprendre. Ce serait oublier que le génie romantique n'a pas tant cherché à moderniser l'ouvrage qu'à en restituer la sève originelle, avec une contrainte de distribution nouvelle liée à l'évolution des usages opératiques. On sait d'ailleurs assez l'admiration de Berlioz pour son prédécesseur, qu'il place au panthéon de ses modèles, pour ne point douter excessivement de l'intègre pertinence d'un travail que Pichon n'hésite pas à considérer comme l'un des précurseurs de la pratique musicale « historiquement informée ».
Ainsi, avec pour horizon le corpus de Gluck et ses idéaux esthétiques, le Français a-t-il procédé à quelques aménagements dans la partition. Le premier d'entre eux n'attend pas le lever de rideau, puisqu'il s'agit d’un larghetto du ballet Don Juan, en lieu et place de l'Ouverture vigoureuse, en mode majeur. La manipulation n'a rien d'absolument artificiel, car, en ut mineur, la page est dans la même tonalité que l'esquisse d'une introduction symphonique pour Orphée et Eurydice retrouvée dans les archives du maître allemand. La cadence pour flûte dans le Ballet des ombres heureuses sert de pendant, comme image de la jeune amante défunte, à celle d'Orphée dans l'air écrit pour Pauline Viardot, Amour viens rendre à mon âme – que l'on néglige parfois. Au demeurant, l'ajout virtuose ne fait pas injure aux pratiques du Siècle des Lumières. Quant à la conclusion, qui substitue au lieto finale le retour de la plainte chorale initiale s'évanouissant aux confins du silence, elle s'affranchit de la convention heureuse pour célébrer la grandeur tragique qui constitue l'un des caractères de la réforme gluckiste. En somme, l'esprit plutôt que la lettre : l'efficacité indéniable de cette démarche poïétique ne saurait pour autant recouvrir ce qu'elle peut avoir de discutable. Elle présente au moins le mérite de réinterroger la notion même d'œuvre, avec une contemporanéité peut-être non exempte de témérité.
Le résultat traduit pour le moins une intime connaissance des styles, poussés dans leurs retranchements, et un sens consommé du drame. La baguette fait contraster de manière optimale la nervosité des Furies avec les textures soyeuses et délicates du repos des Ombres, sans oublier les aplats funèbres. La vitalité sanguine Sturm und Drang, que Berlioz aura pu faire sienne sans trahir Gluck, s'appuie sur des alliages instrumentaux qui ne se contentent pas de la séduction picturale. Le cisèlement des pupitres ne s'extrait jamais de la continuité du discours et sert une justesse expressive admirable, sinon exceptionnelle. La jubilatoire précision des détails se glisse avec naturel dans la fluidité rhétorique et dramatique.
Mais les qualités de la direction musicale ne s'isolent pas du reste du spectacle et se mettent au diapason de la mise en scène d'une profonde finesse d'Aurélien Bory, que les mémoires courtes croient novice à l'opéra – trois ans auparavant, il réglait au Capitole de Toulouse un très beau diptyque Dallapiccola/Bartók associant Le château de Barbe-Bleue au Prigioniero [lire notre chronique du 2 octobre 2015]. Dessinée en collaboration avec Pierre Dequivre, la scénographie s’appuie sur un immense miroir incliné jouant de l'ambiguïté du tain, réfléchissant à la fois la salle et la fosse, en même temps que le plateau dans un travail sur le dédoublement où la dramaturgie, confiée à Taïcyr Fadel, dépasse la simple habilité visuelle. La surface du dispositif présente surtout la particularité de moduler des liquides transitions d'état (héritage d'une formation de physicien) au gré des tableaux et des affects, en synchronie évidente avec la migration d'Orphée. Loin de se réduire à une vacuité plastique aseptisée, la réalisation se nourrit d'une authentique narration, jalonnée par les évolutions pantomimes et chorégraphiques (de figurants danseurs et circassiens) qui témoignent d'une indéniable sensibilité formelle, ainsi que du chœur dont la précision du dessin irradie de noblesse et de retenue émouvante. Et l'on peut compter sur les lumières d'Arno Veyrat pour faire vivre ce kaléidoscope tamisé avec un soin évocateur, sur fond d'une fragile aquarelle représentant l'aède mythique et son épouse dans des tons où se mêlent les pastels des préraphaélites et quelque souvenir de Corot – de fait, le programme de salle renseigne qu'il s'agit d'une reproduction du tableau du peintre français, Orphée ramenant Eurydice des Enfers. Elle réapparaîtra inversée à la fin, comme le signe d'un retour vers le tragique de l'inexorable et du souvenir. La prééminence des images sur l'action réelle ne saurait jurer dans un argument flottant sur le trouble des illusions de l'amour et de la mort, quitte à orienter un peu trop le regard vers la réplique spéculaire. D'aucuns pourraient émettre quelques réserves sur la blancheur des costumes des amants, et leur brushing albinos ; on préférera les intégrer dans une opposition avec le noir tulle choral, dont la fonction ne reste pas statique : d'abord écho intime du désespoir d'Orphée, il assume ensuite une fonction plus dialectique aux Enfers.
À l'alchimie des yeux et de la fosse répond celle de la distribution vocale, évidemment dominée par l'écrasante présence d'Orphée. Marianne Crebassa ne se contente pas de tirer parti d'un grain charnu, aux medium et graves généreux, et aux harmoniques d'une séduisante richesse. Le mezzo français, entendu dans le rôle au tout début de sa carrière [lire notre chronique du 2 mai 2011], n'hésite pas à prendre des risques et ne réduit pas son incarnation à une homogénéité éthérée, androgyne. Avec un instinct remarquable, elle s'affranchit des facilités de son timbre et explore la complexité du personnage, sans sortir pour autant de l'irréel de la fable. La naturelle maturation des moyens, que l'on n'a pas inutilement bousculés, est secondée par une diction exemplaire, dont la perception est altérée seulement par le voile élyséen dans un équilibre millimétré entre la flûte et le mezza voce. Assurément, une interprétation majeure. Annoncée souffrante, Hélène Guilmette s'acquitte honorablement des interventions d'Eurydice, avec un soprano frais qui ne se confond pas avec le fruité de l'Amour campé par Léa Desandre, dont le babil a désormais pris corps. En somme, un des plus beaux Orphée que l'on ait vus, qui ne se confit pas dans la référence anthologique.
GC