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Chroniques
Oscar Strasnoy, épisode 9
Quodlibet par l’ensemble Ego Armand
Le titre de ce concert mérite qu'on se penche un instant sur l'étymologie… Le terme QUODLIBET signifie littéralement « tout ce qui plaira » ; par extension, il désigne les disputes à bâtons rompus qu'on pratiquait à l'université médiévale autour d'un thème non préparé à l'avance. Cet échange de « quolibets », à propos de ce que l'on veut, se retrouve en filigrane du projet d'Oscar Strasnoy qui, facétieusement, le cite au détour d'une chanson de Michel Delpech (amis quadras, ouvrez grand le placard à souvenirs) : « Pour un flirt avec toi, je ferai n'importe quoi… ».
Ce jardin intime est celui de la musique populaire et de la chanson de variété. Dans des arrangements maison et en un peu plus d'une heure, Strasnoy nous fait parcourir le tour de la si dénigrée planète variétoche. Ce genre populaire surabondant n'est pas un choix en soi mais correspond le mieux à l'expression du paradoxe fiction/non-fiction que veut exploiter le compositeur. L'intérêt porté à l'expression quasi-automatique des sentiments fait de ce support un matériau sémantique et sonore de premier ordre. Très proche de l'entreprise des Nouveaux réalistes dans le domaine arts plastiques – et de celle de Jacques Villeglé en particulier –, Oscar Strasnoy opère des citations-prélèvements qu'il recycle dans un collage musical d'une grande complexité. Il parvient ainsi à faire musique de tout matériau tiré des bas-fonds de radio Nostalgie ou d'une bande-son de film à succès.
Souvent ludiques et légères, les chansons sont parfois réalistes et politiquement engagées (notamment dans le passé tragique de son Argentine natale). Des musiques sans prétentions y côtoient des partitions savantes, piliers du répertoire. Ce voyage sur les rivages du kitsch fait rencontrer des textes écrits pour Ingrid Caven par Jean-Jacques Schuhl, Rainer Werner Fassbinder et Alberto Manguel. Le contre-ténor Daniel Gloger, découvert le week-end dernier lors de Geschichte [lire notre chronique du 15 janvier 2012] fait ici la démonstration de ses talents de chanteur de cabaret. Le timbre est sollicité pour son alternance entre le travestissement de la voix de fausset et la brutalité de la voix gutturale. L'écriture vocale donne une épaisseur au concept de la chanson « insensée », suite de phrases prismatiques dont le sens apparaît et disparaît subrepticement, comme noyé dans une longue suite mélismatique. Entre rengaines langoureuses et extraits (Quodlibet) des Variations Goldberg, les musiciens s'en donnent à cœur joie avec, en tête, le compositeur au piano, jouant et commentant les pièces, et l'excellent Pablo Marquez, souvent entendu ailleurs [lire notre chronique du 20 janvier 2012] et parfait musicien de cabaret, parfois débordé par un changement capricieux de tempo, impulsé par Oscar Strasnoy lui-même.
L'oreille attentive décèle un florilège de références usinées, déformées, amalgamées – telles l'Offrande musicale en version cha-cha-cha ou bien l'air de la Reine de la nuit glissé à l'improviste dans Meine Mama, Sigi und ich (sur un texte de Fassbinder). C'est souvent de la simultanéité de plusieurs airs différents que naît l'improbable et la surprise (Bach/Ennio Morricone ou, plus drôle, la bande-son de Goldfinger avec l'Or du Rhin). La percussion inventive et proliférante de Clément Delmas dialogue avec la contrebasse gommeuse et ambrée d'Éric Chalan. Seul bémol à cette petite entreprise : la tessiture de Daniel Gloger est parfois éprouvante et ne séduit pas de façon égale sur toute la durée du concert.
DV