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Chroniques
Otello | Othello
opéra de Giuseppe Verdi
D’Otello, la capitale du Piémont n’en avait point vu depuis dix-sept printemps – c’était alors la production salzbourgo-turinoise d’Ermanno Olmi dont Claudio Abbado menait la fosse. Le Teatro Regio confie sa nouvelle réalisation du chef d’œuvre verdien à Walter Sutcliffe qui affirme ici une économie d’effets et de moyens qu’il concentre sur le contexte guerrier de la tragédie shakespearienne, radicalisée par le compositeur. Avec la complicité de Saverio Santoliquido pour les décors, le jeune metteur en scène britannique situe l’action dans un dispositif ingénieux constitué de trois parois de protection, montées de sacs de sables superposés. Si le mur frontal demeure immuable, les deux côtés pivotent, inventant dès que nécessaire les espaces exigés par l’intrigue. Nous voilà d’emblée transporté dans un siège militaire, de nombreux, tristes et frais souvenirs sanglants maculant les sacs, de même que les guêtres du Maure.
Encore les costumes soulignent-ils l’intemporalité de l’histoire, tout en déclinant eux-aussi le sujet guerrier : par un justaucorps cintré, volontiers lacé sur une ample chemise à bouffants (sans systématisme), Elena Cicorella dessine des silhouettes empruntées au siècle élisabéthain, à cette différence près que les soutiennent des pantalons de camouflage d’aujourd’hui, surmontant des rangers immédiatement identifiables. La vêture haute varie également en tuniques de plus simple facture qui laissent à nu biceps et cubitaux tatoués (voire téméraires), suggérant une armada moins orthodoxe, de redoutable nature, peut-être. La chorégraphie d’Hervé Chaussard illustre à sa façon les aléas des temps de guerre, dès lors montrés comme des maux inévitables dépourvus de vices : alcool à gogo, femmes qui se vendent, rixes, meurtres, etc.
De fait, tout le spectacle repose sur la brutalité de la guerre. Iago ne connaît pas d’état d’âme s’il s’agit de venger son ambition, quitte à précipiter au tombeau des vies de toute façon dévaluées ; ne sachant que tuer, en un temps où il est vraisemblablement fort recommandé de le faire (un bain de sang roussâtre souligne le bas de son manteau blanc), Otello se laisse envahir par la jalousie. Tout cela n’est rien : Desdemona, cette part de lumière qu’il croyait faire sienne, cet espoir d’humanité, il les détruit, littéralement il les étouffe. Ayant baigné dans le milieu de l’opéra – il est le fils de la dramaturge, traductrice et librettiste australienne Meredith Oakes [lire notre chronique du 27 septembre 2004 et notre critique DVD], et du critique et essayiste anglais Tom Sutcliffe –, Walter Sutcliffe déploie sans entrave une vision personnelle qui repose sur une connaissance sensible des sources, magnifiée par un choix que d’aucuns pourraient dire « autoritaires » ; le principal est qu’il fait sens, dans une symbiose idéale avec le geste musical (qui va de soi, l’artiste étant lui-même bassoniste).
Dans un entretien radiophonique avec Alan Stout et George Stone (Chicago, 23 janvier 1970), Bruno Maderna avançait cette opinion que les chefs allemands ne sont pas les mieux placés pour jouer Beethoven et Wagner, ainsi que les Français pour Debussy, et ainsi de suite : « en Italie, nous sommes incapables d’interpréter correctement Verdi ; trop de pauses, de rubato et d’exagérations de toutes sortes qu’il ne voulait vraiment pas […] Pour finir, on se fait de ses grandes œuvres les idées que sur la peinture de Raphaël et Giorgione l’on peut se faire à partir de reproductions vues chez le coiffeur ! ». Pour s’appliquer assez justement à quelques-unes des baguettes italiennes que trop généreusement l’on prétend grande verdiennes, cette gracieuse irrévérence d’un immense musicien est aisément balayée par l’inspiration et la vigoureuse rigueur de l’excellent Gianandrea Noseda. Ce soir, la fosse n’a rien de trop : les emportements dramatiques n’abrutissent jamais l’écoute, le lyrisme ne s’épanche pas, au fil d’une lecture d’une précision scrupuleuse qui prend soin de chaque trait sans s’écarter de la trame d’ensemble. À la tête de son Orchestra del Teatro Regio, le Milanais affirme une nouvelle fois ses grandes qualités, dans un répertoire où on le connaît un peu moins [lire nos chroniques du 23 juillet et du 1er mars 2014]. Nul doute qu’il s’y impose.
Outre la parfaite efficacité des voix du Coro del Teatro Regio, que dirige Claudio Fenoglio, louons une distribution de bonne tenue. Les robustes Emilio Marcucci et Seung Pil Choi y campent un Montano et un Ambassadeur plus que satisfaisants, Luca Casalin prête un fin velours à Roderigo, quand Samantha Korbey donne une Emilia de bon aloi. D’un ténor éclatant Salvatore Cordella livre un Cassio brillant, à l’instar de Gregory Kunde, Moor of Venice tout juste un rien monolithique dans ses premiers pas, plus souple par la suite. Si les moyens d’Ambrogio Maestri brûlent indéniablement les planches et envahissent de même la galerie, son Iago accuse des aigus instables, voire escamotés, et un style puccinien qui ne sied guère à cette œuvre ; demeurent l’incarnation du personnage et le plaisir d’un son confortablement projeté. Enfin, sertissant un chant opulent et divinement nuancé, le soprano turinois Erika Grimaldi est une Desdemona rêvée dont la prière bouleverse (sous la lumière de lys blanc réservée par Rainer Casper à la scène fatale) ; le timbre est riche, la technique à citer en exemple, l’investissement scénique remarquable.
Gageons que les fantômes brittenniens gagnent à rencontrer Walter Sutcliffe, ce que révélera le Capitole de Toulouse à la fin du mois prochain.
BB