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Chroniques
Otello | Othello
opéra de Giuseppe Verdi
L’investigation shakespearienne s’approfondit au fil de cette année lyrique du tétracentenaire. Aussi retrouvons-nous Othello, conçu dans le même temps que Measure for measure [lire notre chronique du 19 février 2016], soit 1604. Shakespeare puise là encore dans le recueil de nouvelles publié par Cinthio en 1565, mais semble aussi vouloir appliquer en partie les préceptes qu’affirmait l’Émilien dans son Discorso sulle tragedie (1554). Loin de s’en tenir au seul dessein psychologique, le génial dramaturge élève la tragédie jusqu’à la fable spirituelle, aspect que Verdi dédaigne lorsqu’en fin de carrière il se saisit du sujet. De sa nouvelle collaboration avec Arrigo Boito résulte, après plus de sept ans de travail, une trame essentiellement concentrée sur Iago qui, pour ne point nier l’inexplicable attachement du personnage au mal et rien qu’au mal, appuie précisément sur les enjeux personnels via une psyché de tourmente.
Voilà qui fait le sel d’une contaminatio : niant le côté sordide du conte originel, Shakespeare le dérespecte hardiment, puis en faisant redescendre le Maure au rang de marionnette dont son enseigne tire les fils, Verdi en fait autant de la pièce du Britannique. Car au théâtre, Iago était un clown volontiers irrévérencieux qui, sur le mode comique cher à l’auteur, s’adressait directement au public en un jargon des plus grivois, bowdlerizé deux siècles plus tard – dans l’essai qu’en 1864 il consacrait au bard of Avon, Victor Hugo n’a pas manqué de souligner le jeu incessant du tragique dans ses comédies et de la vis comica dans ses drames. Le personnage central était donc bien Othello, aveugle sur lequel le bouffon a peut-être moins de prise qu’on le put comprendre à première lecture.
Dans le charmant théâtre d’Émile van Averbeke et Alexis van Mechelen, Michael Thalheimer concentre le drame dans sa propre noirceur. La machine du traître se déroule dans un univers clos, sorte de boite à faux secrets, reflet de l’esprit troublé d’Othello. Dérogeant aux usages, le metteur en scène allemand plonge la salle dans l’obscurité sans laisser entrevoir l’arrivée du chef, de sorte que les premiers accents de la tempête prennent le public par surprise. Sur le plateau, le chœur au fond, face à nous, et en avant-scène un personnage masqué et prostré dans une attitude crispée. Non, ce n’est pas un masque : le chanteur a la face grimée d’une poix luisante qu’utiliseront bientôt les soldats, à la fois signe de ralliement à un clan et prétexte aux mômeries dont, plus sûrement que par quelque bain d’alcool, l’on saoule Cassio. Henrik Ahr a construit un décor à la densité de granit dont, pour finir, les parois s’entrouvriront : en usant contre lui-même du couteau qu’Iago lui met en main, le jaloux se libère de sa prison passionnelle. Les lumières de Stefan Bolliger suivent au cordeau la dramaturgie qu’elles « découpent » sans concession. Quant à la vêture, Michaela Barth opte pour l’élégance de la fin du XIXe siècle mâtinée à la rigueur des années trente, laissant improbable une datation plus précise.
Thalheimer [lire notre chronique du 14 octobre 2015] ne se contente pas d’un écrin dangereux : tenant chaque personnage par une exigeante direction d’acteurs, il les réinvente tous, d’un Othello fragile – Shakespeare ne le frappait-il point de haut mal ? – à une Desdémone souriante et fraiche, fondamentalement sympathique, qui systématiquement apparaît au cœur du haut de scène, sous une lueur céleste qui en dessine la châsse, en passant par un Cassio ambitieux et un pleutre Iago, dominé par sa femme (il lui dérobe le fazzoletto), agissant toujours dans l’ombre, par ailleurs presque intimidé par ce qu’il se découvre fomenter peu à peu au fil d’hasards assez heureux pour servir son plan. Certains moments saisissent, comme la gifle avortée, plus violente qu’à toucher sa victime, le chœur se détournant d’indignation dans une torsion douloureuse instantanément sculptée par l’éclairage, clair-obscur expressionniste, ou encore l’amorce de viol conjugal (fin du duo de l’Acte III), atroce.
Outre d’un Koor Opera Vlaanderen vaillant et nuancé, dirigé par Jan Schweiger, Alexander Joel possède à disposition les forces aiguisées du Symfonisch Orkest Opera Vlaanderen : on goûte donc une interprétation impérative, frémissante et vive, dont chaque trait bénéficie du plus grand soin. Encore faut-il compter avec des gosiers satisfaisants – et c’est le cas ! Le Montano robuste de Patrick Cromheeke et l’Emilia impérieuse de Kai Rüütel, très projetée, propulsent l’écoute vers les rôles principaux. Convoquant des harmoniques graves, Ian Storey campe un Otello d’abord prudent, progressivement plus engagé dans la vocalité, par-delà un italien peu identifiable. La musicalité semble la volonté qui prime, comme en témoigne le recourt à des placements mixtes, osant même le fausset, parfois. On regrette cependant un manque de legato, peut-être dû à une fatigue momentanée, comme le laisse deviner le léger enrouement du haut-médium. Avec un timbre onctueux et une franche assise sur le grave, le jeune soprano nord-américain Corinne Winters livre une Desdemona enveloppante, qui fascine au fil d’un chant superbement mené. Voix facile, malléable en diable, le baryton-basse bulgare et grand verdien Vladimir Stoyanov fait merveille en Iago – autant qu’en Luna [lire notre critique du DVD Il trovatore]. Loin de tout excès, son credo du II glace les sangs. Enfin, bravo au lumineux ténor du jeune Adam Smith, Cassio flamboyant.
Après le dernier soir à Anvers, cet Otello gagne bientôt la scène gantoise où vous le pourrez voir du 5 au 15 mars. Il ne faut pas s’en priver.
BB