Chroniques

par bertrand bolognesi

ouverture musclée du festival strasbourgeois
Schönberg, Mantovani, Neuwirth et Nono

Musica / Palais de la Musique, Strasbourg
- 17 septembre 2004
Arnold Schönberg photographié en 1945 à Los Angeles
© schönberg center wien

Pour sa vingt-deuxième édition, le festival Musica a choisi de placer sa programmation sous le signe de la résistance : résistance à la tourmente du monde, par l’engagement politique du compositeur ou par sa volonté sans faille de ne céder à aucune complaisance et d’ainsi offrir au monde une élévation par des œuvres exigeantes à écrire, à jouer, à écouter. Aussi, le menu de la première soirée (d’une belle quinzaine de musique) donne-t-il le ton, avec des pièces de Nono et Schönberg, et deux créations à s’inscrire dans ce sillage.

François-Frédéric Guy se lance dans une interprétation excitante et musclée du Concerto pour piano d’Arnold Schönberg. Dès les premières mesures, des contrastes violents appuyant une sonorité claire décident de l’exécution particulièrement combative. Il mord son clavier avec hargne, tout en offrant des pianissimi d’une extrême délicatesse. Sous la battue admirable de lisibilité de l’Australien Alexander Briger, l’Orchestre de Paris présente une lecture radicale, entretenant d’un bout à l’autre une tension presque insoutenable. S’impose une vision tourmentée, écorchée même, de l’œuvre de Schönberg, dont chaque trait est méticuleusement soigné. Si une phrase peut parfois se colorer d’un lyrisme discret, sans doute est-ce afin de mieux saisir l’auditeur pour le précipiter sans répit dans la tourmente. Plus de soixante ans après sa conception, le Concerto ainsi « dynamité » est un choc terrible.

Arrive la création des Six pièces pour orchestre de Bruno Mantovani. Échangeons quelques mots avec le compositeur qui, pour réaliser cette nouvelle partition, a travaillé sur tout ce qu’il aime et qui le fascine dans l’œuvre de Schönberg. Quant à la référence au Viennois, il précise : « Il y a quelques années, j’ai écrit un Trio a cordes (rejoué à Musica dans le courant de la semaine prochaine) et le Trio de Schönberg m’avait déjà semblé l’exemple le plus fort parmi les œuvres du XXe siècle convoquant cet effectif. En 2002, j’ai écrit Le sette chiese pour l’Ensemble Intercontemporain et Musica ; Franck Madlener (Directeur artistique du festival) m’a demandé si j’aimais Schönberg ; j’ai répondu que oui, naturellement. Il m’a confié entendre dans ma musique certains conflits et ruptures qui trouvaient en lui des résonances schönbergiennes. Nourrissant l’envie de faire un jour un hommage à Schönberg, avec de préférence un orchestre de vaste dimension, commande me fut faite rapidement après cette conversation. C’est l’œuvre que nous créerons ce soir !
C’était bien d’aimer Schönberg, mais encore fallait-il réfléchir à ce pourquoi je l’aimais. Évidemment, j’y entends tout ce que l’on put dire sur la musique dodécaphonique, mais également l’œuvre d’un dramaturge, d’un homme de théâtre, d’un musicien pur qui connaît rudement bien l’écoute. C’est tout cela qui me touche, en fait. Je suis parti de ces données musicales instantanément perceptibles pour élaborer une œuvre dont certains aspects peuvent évoquer Schönberg, mais qui n’a rien d’une simple référence. Il ne s’agit plus de prendre une partition de Schönberg, de la déformer et d’en faire ma propre musique ; ça, je l’ai déjà fait dans d’autres pièces avec Rameau, Schubert ou Bach. Cette fois, la référence est métaphorique, idéologique et poétique plus que musicale ; c’est une véritable imprégnation.
»

La première de ces six pièces s’ouvre par un solo de clarinette voyageant dans des micro-intervalles où Philippe Berrod affirme une couleur assez orientale. Tout au long de l’œuvre, on remarque une écriture soliste importante. Bruno Mantovani s’en explique : « Je suis particulièrement sensible à la forme du concerto, et j’ai écrit beaucoup de concerti ou d’œuvres avec voix et ensemble, etc. Quand on a un effectif démocratique tel que l’Orchestre de Paris, il faut arriver à trouver le conflit au milieu du tout, c'est-à-dire à recréer le concerto. Ce peut être un soliste contre l’orchestre, mais aussi une idée contre une autre, ou un ensemble de solistes contre l’orchestre comme dans le concerto grosso. De surcroît, il se trouve que j’ai beaucoup d’amis dans l’Orchestre de Paris ; j’ai donc imaginé un concerto pour les amis, et notamment le début qui est un solo de trois minutes alors qu’il y a une immense formation sur scène, parce que le clarinettiste solo de l’orchestre est un de mes fidèles interprètes (nous avons réalisé une douzaine de pièces), quelqu’un que j’aime beaucoup – il me semblait naturel que les projecteurs soient braqués sur lui. Le fait de recourir à des individualités que l’on connaît transforme complètement l’institution en une chose qui ne saurait l’être. Du coup se pose une nécessité de l’interprète, à laquelle l’orchestre est évidemment sensible. Vous savez, il y a deux types de compositeurs : ceux qui sont à l’aise dans la musique symphonique et le quatuor, et ceux qui le sont dans les concerti et l’opéra. Mozart et Haydn illustrent parfaitement ce propos : quand Mozart compose un quatuor, c’est souvent assez laborieux, et lorsque Haydn fait un opéra, il écrit une musique magnifique mais qui n’est jamais de l’opéra. En ce qui me concerne, je suis naturellement plus sensible aux effectifs du conflit qu’aux effectifs démocratiques. »

Lorsque Bruno Mantovani parle de la voix, on se souvient de la création de La morte meditata (poèmes de Giuseppe Ungaretti) par l’ensemble TM+en 2000, une pièce qui s’achevait par une longue cadence de clarinette que jouait justement l’instrumentiste de ce soir. Et l’on ne résiste pas à l’envie d’en apprendre un peu plus sur l’ouvrage que l’Opéra national du Rhin créeradans deux ans : « J’ai fait la dramaturgie avec François Regnault,mon librettiste. On est parti du livre d’Alfred Kubin, L’autre côte, dont le sous-titre Un roman fantastique deviendra Un opéra fantastique. La thématique prolonge en partie celle de ce soir, puisque le roman analyse ce qu’est une dictature, dans un univers habité de sortilèges, de pouvoirs, de monstres. Le texte du premier acte est écrit. Je commence à peine à en écrire la musique. C’est un projet exaltant et en même temps épuisant. On est tributaire de la scène, des changements de décors, ce qui peut d’ailleurs être une riche contrainte ! La partition doit être prête un an avant, pour la mise en scène, les réductions pour les répétitions, le travail des chanteurs, etc. C’est une chose étrange que de se lancer dans l’écriture d’un opéra, vraiment ! (rires) »

Le 19 février 2000, Olga Neuwirth prenait la parole devant la Staatsoper de Vienne, lors de la manifestation massive contre le parti de Jorg Haider. Quelques jours avant, Pierre Boulez et le London Symphony Orchestra créaient Clinamen/Nodus, pièce donnée pour la première fois en France ce soir à Strasbourg.Ouverte par une véritable déflagration, l’œuvre se caractérise à la fois par un raffinement de haut vol et une énergie extraordinaire, sans jamais appuyer son dire sur des effets exclusivement spectaculaire. La profusion instrumentale, l’effervescence d’attaques multipliées à l’infini et la subtilité des alliages timbriques sont fascinantes, toujours nourries d’une nécessité ardente et profonde. Par des brouillages complexes, Olga Neuwirth semble « oxyder » les sons, comme autant de pigments fragilisés sur une surface métallique lentement rongée par une savante rouille, et utiliser la mort du son dans un geste habité d’un souffle à nul autre pareil.

Apres ce beau quart d’heure qui ne laisse personne indemne, le concert prend fin par une interprétation d’une violence inouïe de Como una ola de fuerza y luz que Luigi Nono écrivit en septembre 1971 en réaction à la mort du jeune révolutionnaire chilien Luciano Cruz. Si l’on peut régulièrement entendre l’œuvre de Nono outre-Rhin, elle est relativement rare en France, et il est encore plus rare qu’un orchestre français, rejoint par François-Frédéric Guy au piano et le soprano Melanie Walz,joue ses vastes célébrations bouleversantes. Après une protestation stridente sourdant d’une lente et terrible éruption, le mystère reste entier et l’émotion d’une densité troublante.

BB