Chroniques

par laurent bergnach

Owen Wingrave
opéra de Benjamin Britten

Opéra national de Lorraine, Nancy
- 7 octobre 2014
Ryan Mc Adams joue Owen Wingrave (1971), opéra de Britten, à Nancy
© opéra national de lorraine

Peu après la création vénitienne de The turn of the screw (1954) [lire notre critique du DVD], Benjamin Britten (1913-1976) souhaite revenir à Henry James dont la nouvelle Owen Wingrave, parue dans le magazine The Graphic à Noël 1892, rejoint ses préoccupations pacifiques. Jadis exilé pour ne pas batailler (1939-1942), le créateur de l’opérette Paul Bunyan (1941) – un bûcheron géant du folklore américain… qui donnerait plus tard son nom à une opération militaire en Corée (1976) – a souvent utilisé la guerre comme cadre délétère de ses ouvrages lyriques, qu’elle opposât Romains et Grecs (The rape of Lucretia, 1946) ou Britanniques et Français (Billy Budd, 1951) ; mais la fin des années soixante l’autorise à défendre plus franchement ses convictions, sur les traces du War Requiem (1962) – fondé en partie sur des vers du jeune Wilfred Owen, tué au front en 1916 [lire notre critique du DVD].

C’est que les conflits armés n’ont pas pris fin avec la Seconde Guerre mondiale : le sol continue de boire le sang des hommes en Indochine (1946-1954), en Algérie (1954-1962) et surtout au Viêt Nam (1955-1975) – ce « bourbier » sans fin ayant inspiré Black angels (1970) à George Crumb [lire notre chronique du 17 juin 2008] et Zippo songs (2003) à Phil Kline [lire notre critique du CD]. Sans même parler des hommes sur le terrain, chacun vit cette folie par images interposées, comme Philip K. Dick qui « se trouva mal au cinéma, durant une séquence d’actualités où l’on voyait les troupes américaines massacrer au lance-flammes des soldats japonais » [1] ou comme Paul Auster, passant du soutien de la campagne antinucléaire Ban the Bomb à la brève envie de s’engager dans l’armée israélienne lors de la Guerre des Six Jours (1967), à force de reportages télévisés [2]. Le 16 mai 1971, c’est aussi la télévision qui porterait l’opinion tranchée de Wingrave sur la guerre : une « effrayante trinité de haine, à la merci du hasard et de la politique » [lire notre critique du DVD].

Pour un ouvrage rare à la scène, Marie-Ève Signeyrole adopte l’angle économique, refusant autant le fantastique que le réalisme. « Objet à la fois mental, martial et cinématographique », le manoir ancestral devient une plateforme pétrolière dont les éléments circulent rapidement autour d’un axe (tours, sols, écrans). Différents espaces sont ainsi créés, favorisant parfois une action parallèle qui détourne des dialogues (bizutage sous la douche, escalier géant, etc.) ou une redondance indigne (chant, théâtre et cinéma relatent ensemble la légende familiale). Le public – qu’on pensait, à tort, avoir ferré – finit par perdre le fil, d’autant qu’on l’expose à une sensualité incongrue (Lechmere dans la salle de bain de Mrs Coyle, le baiser volé d’Owen à son père de substitution) – comme Signeyrole l’avait fait en jetant Olga dans le lit d’Onéguine [lire notre chronique du 17 janvier 2014] … Or, s’il est un ouvrage dénué d’homoérotisme, c’est bien celui-ci !

Lorsque prend fin cette histoire confuse racontée avec une foule d’effets spéciaux (neige et pluie, carrousel de miroirs qui éblouit, mer qui tangue à donner le mal de mer, etc.), la salle applaudit sans conviction, le temps d’un seul rappel. C’est dommage pour le chef Ryan McAdams, qui fait ce qu’il peut face à un Orchestre symphonique et lyrique de Nancy chiche en ressort et étincelles, mais surtout pour les chanteurs qui méritaient quelques bravi. On pense notamment à Allen Boxer (Coyle), baryton ferme et impacté, à Chad Shelton (Lechmere), ténor vaillant, clair et nuancé, et à Mark Le Brocq, efficace et sonore (Sir Philip). Chez leurs consœurs, on est séduit par Katherine Broderick (Mrs Coyle), soprano ample d’une grande égalité de tessiture, et Kitty Whalely (Kate), mezzo souplement expressif. Nos réserves concernent uniquement Ashley Riches, baryton trop peu homogène malgré une âcreté qui distingue le rôle-titre, Orla Boylan (Miss Wingrave) dont l’aigu imposant cohabite avec un grave plus faible, et enfin Judith Howart (Mrs Julian), souvent en retrait.

LB

[1] Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts (Seuil, 1993)
[2] Paul Auster, Report from the Interior (Henry Holt and Company, 2013) / Excursions dans la zone intérieure (Actes Sud, 2014)