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Chroniques
Owen Wingrave – The turn of the screw | Le tour d’écrou
deux opéras de Benjamin Britten
À tant célébrer le centenaire du premier conflit mondial, personne ne peut dire à ce jour ne pas connaître les atrocités induites par cette pratique éternelle à laquelle continue de s’adonner le genre humain, dans le même temps qu’il la déplore, d’ailleurs. L’anniversaire prend plusieurs voies, qu’il s’agisse de faire entendre la musique jouée ces années-là, voire composée dans les tranchées (ou peu s’en fallut), de rééditer ou même d’éditer certains témoignages, d’exposer les objets du temps de guerre, d’en scruter les charniers sous l’œil des peintres, etc. L’affaire occupera l’avant-scène culturelle quelques quatre ans, annonce-t-on, sans sembler craindre la banalisation de la chose commémorée, banalisation qui, à force d’insistance, pourrait dangereusement gagner l’effet inverse, à savoir la glorification involontaire de l’événement même dont on voulait informer par-delà ces horreurs. Vaste sujet, répondra le lecteur.
Né à peine un an avant ladite Grande Guerre, Benjamin Britten passe, comme toute cette génération, une enfance bombardée de vilains souvenirs qui, ô grand jamais, ne devraient être ceux des bébés – ont-ils le choix ? Quand survient l’autre grand badaboum du siècle, le jeune compositeur, alors installé aux USA, décide de ne pas retrouver son île et l’Europe sous la tourmente : c’est dire s’il dut s’interroger sur les notions de courage, d’engagement, de fuite et de résistance, tant et si bien qu’à son retour en 1943, le voilà objecteur de conscience. Naturellement, son message est assurément plus clair et percutant qu’aucun monument aux morts ne saurait l’être.
S’il est convenu de croiser des fantômes dans les contes britanniques, les châteaux écossais et les tragédies shakespeariennes, c’est dans la prose du nord-américain Henry James que Britten a puisé les ombres qui hanteront deux de ses ouvrages lyriques, réunis en une même soirée par Frédéric Chambert, le directeur du Capitole. Écrit pour la télévision en 1971, c'est-à-dire dix ans après le terrible War Requiem Op.66 conçu pour la consécration de la nouvelle cathédrale de Coventry [lire nos chroniques du 21 janvier 2010 et du 4 juillet 2007, ainsi que notre critique du DVD], l’opéra en deux actes Owen Wingrave montre un jeune homme en lutte contre la tradition militaire familiale. Ici, le livret révèle qu’il est assurément plus courageux d’affronter les valeurs ancestrales, transmises par une sévère galerie de portraits guerriers – rien n’est aussi cruel que la famille, on le sait ! –, que le feu ennemi promis par une instruction en bonne et due forme qui le rend presque abstrait. Encore affirme-t-il que la guerre n’est pas affaire d’homme mais de femmes rêveuses, confortablement lovées dans l’héroïsme d’une cup of tea où se mirent les soldats tués.
Conçu quinze ans plus tôt pour la Biennale de Venise et créé à La Fenice, The turn of the screw se situe à l’exact opposé, puisqu’il n’y est plus question de géniteurs trop omniprésents mais d’un oncle lointain qui confie l’éducation de ses neveu et nièce à une douairière dépassée par les événements et à une jeune institutrice dont la bonne volonté enthousiaste tient lieu de seule expérience. En sus de la présence de ballades entêtantes (Narrateur d’Owen Wingrave, prologue Acte II ; chanson triste de Miles et comptine Tom Tom…), deux traits commun : pas de père ni de mère pour Flora, Miles et Owen ; les fantômes, enfin : jadis, un valeureux Wingrave a tué de ses propres mains son fils qui refusait la guerre (les pères tuent leurs fils, voire les mangent, suggère Pasolini dans Porcherie), dans une chambre désormais maudite du manoir, de même que la salle de classe et les abords de l’étang de Bly sont habités par Miss Jessel, l’ancienne préceptrice, et Peter Quint, son amant et valet du domaine. De fait, la mise en scène de Walter Sutcliffe associe les deux œuvres dans un même lieu dont elle troque la galerie des ancêtres pour l’affichage d’un héros pop fictif des années soixante-dix.
Réalisé pour l’Opéra de Francfort il y a quatre ans, la production d’Owen Wingrave projette un saisissant défilé de visages bordés de noir, jeunes soldats qu’on suppose sacrifiés, durant le prélude instrumental, dramatique et austère à la fois. Les dates remontent le temps, de 2014 à 1917. Puis elle attire le regard vers des pièces se dessinant dans l’obscurité : le bureau où Coyle dispense l’instruction militaire à Owen et Lechmere, l’escalier du château des Wingrave, le couloir des chambres dans les combles, la salle où l’on dîne sous les monocles sévères des médaillés [photo], etc. Le premier interlude est joué sous le drapeau britannique. On doit au décorateur et costumier Kaspar Glaner une évocation plus vraie que nature d’un cottage comme-il-faut, flanelle de shetland, couleurs affadies et lumière timorée (Wolfgang Goebbel). Grâce à une direction d’acteur précise, Sutcliffe – dont faisait mouche l’évocation de la guerre dans Otello le mois dernier [lire notre chronique du 24 octobre 2014] – investit chaque chanteur-acteur et mène le drame jusqu’à son indigne dénouement.
The turn of the screw est le nouveau-né (première il y a quatre jours) qui s’ajoute après l’entracte. De nombreuses images en jalonnent le déroulement, de la fascinante lanterne magique faisant tournoyer le Narrateur dans la tapisserie du prologue à la mort de Miles, troublante scène amoureuse, en passant par le film de la fenêtre du train, la salle de classe similaire au salon où professait Coyle, les rayures de la chemise de Quint se confondant avec le papier-peint, enfin le couloir des combles, localisation commune d’un ultime moment de suspens avant l’imminence fatale (le jeune homme et l’enfant sont pareillement précipités dans les ténèbres). La première apparition de Quint, en contrejour dans la fenêtre, intervient comme un franc aveuglement, métaphore de l’égarement de la Gouvernante qui, selon le metteur en scène, imaginerait les fantômes ; de même Jessel et Quint tourneront-ils autour du lit de l’institutrice, ce qui suggère un rêve plus qu’une apparition. Walter Sutcliffe choisit donc de minimiser la composante surnaturelle de l’ouvrage, lui préférant une lecture qui accuse d’instabilité mentale et de grande émotivité Mrs Grove et la Gouvernante. Si l’option se pourrait discuter, l’important demeure qu’il la défend rigoureusement et brillamment.
Le plateau vocal satisfait. On y retrouve la Mrs Grose d’Anne-Marie Owens [lire notre critique du CD] que, d’un impact généreux, elle sert en bonne brittenienne [lire notre critique du DVD]. Les jeunes Eleanor Maloney et Matthew Price s’acquittent plus qu’honorablement des parties de Flora et Miles. Le soprano australien Anita Watson campe d’un timbre chaleureux une Gouvernante attachante. Enfin, l’Étasunien Jonathan Boyd livre un Quint au chant infiniment souple – également Narrateur, dans ce Prologue recitativo qui laisse entendre l’expérience d’accompagnateur de Lieder de Britten pianiste. De la distribution moins égale d’Owen Wingrave, retenons la saine clarté et la présence discrète de Thomas Randle en Narrateur, la robustesse de Steven Page (Coyle), le grand format (peut-être un peu trop ?) de Kai Rüütel (Kate), jeune mezzo-soprano estonien qu’avec avantage l’on entendra dans Wagner et, bien sûr, le baryton onctueux de Dawid Kimberg, Owen idéal. Un artiste crève l’écran, comme malgré lui : le vaillant ténor britannique Steven Ebel, tout au service d’un Lechmere plus vrai que nature.*
Soucieux de faire sonner cette musique tel qu’il se doit, David Syrus mène une fosse équilibrée dont il ne surenchérit pas les contrastes, dans la première partie de la soirée. En petite formation, les instrumentistes de l’Orchestre national du Capitole s’avèrent tous d’une efficacité admirable, et plus particulièrement les cordes. L’exécution du Tour d’écrou gagne un relief plus accusé. Bravo !
BB
* détendons-nous à le suivre sur YouTube dans ce savoureux éloge de Benjamin Britten