Chroniques

par david verdier

Pablo Heras-Casado dirige l’Ensemble Intercontemporain
création d’Un minimum de monde visible d’Yves Chauris

Cité de la musique, Paris
- 14 janvier 2014
Pablo Heras-casado dirige l'Ensemble intercontemporain à Paris
© jean radel

Le public est venu nombreux pour le premier concert 2014 de l'Ensemble Intercontemporain. Sans doute la présence du mezzo-soprano Susan Graham aura-t-elle davantage motivée les auditeurs que certaines œuvres contemporaines, mais il serait mesquin de s'en offusquer… Ce concert est l'occasion de retrouver le talentueux Pablo Heras-Casado [lire nos chroniques du 8 mai 2011 et du 8 octobre 2010] avec lequel l'EIC entame une tournée passant par les Pays-Bas et la Belgique.

Avec la Piccola musica notturna (1954-1961), Luigi Dallapiccola invite à regarder le dodécaphonisme avec une certaine distance. Le matériau timbrique puise largement dans le registre inférieur pour se développer. La structure générale est organisée autour de « moments » où les lignes de contrepoints se rejoignent et fusionnent, en apparence de manière aléatoire. L'abstraction formelle prime sur la conception cartésienne, laissant à la pièce l'espace de résonance suffisant pour se développer et se refermer sans contraindre l'écoute à dégager des contours.

Un minimum de monde visible, création d'Yves Chauris, était déplacé en première partie, rééquilibrant les contrastes stylistiques d'un programme très varié. Si le titre s'inspire d'une citation de Borges – « porque era un mínimo de mundo visible » –, la musique de ce jeune compositeur (né en 1980) semble visiblement très inspirée par l'art d'un Helmut Lachenmann ou d'un Heinz Holliger. Écrite au Japon lors d'une résidence à la Villa Kujoyama en 2011, l'œuvre ne garde cependant pas trace de citations ou d'allusions à la musique traditionnelle. On apprécie cet art du temps fractionné qui trouve dans ses microfissures la matière première faisant tenir la pièce sur ses deux jambes. Un retour cyclique des mêmes figures, presque agaçant au départ, mais qui finit par entraîner l'écoute vers cet amalgame de combinaisons et d'incisions dans la phrase. Ces parasitages incessants forment un rhizome de sensations glacées qui s'interpénètrent dans de soudaines déflagrations dynamiques

Le Schönberg postromantique des Gurrelieder venait conclure la première partie avec son extrait le plus célèbre : Lied der Waldtaube. La dimension de la partition est ici réduite à un gigantisme de poche – transition idéale pour mieux appréhender le monde que le compositeur laisse derrière lui et celui qu'il appréhende désormais. La réduction pour orchestre de chambre ne rend évidemment pas compte de l'identité encore fort wagnérienne du propos. Elle offre cependant à Susan Graham un soutien parfaitement proportionné à ses moyens. Les contours syllabiques relativement estompés et la ligne douce renvoient à une vision narrative désincarnée. Rien de dramatique ni d'outrancièrement théâtral dans une approche où l'élément mélodique prime sur le récit.

En miroir du Dallapiccola précédent, la Serenata n°2 de Bruno Maderna puise à la même source dodécaphonique, un rien moins systématique chez lui que chez son aîné. La technique est toute entière au service de l'expression, sans lien étroit avec l'idéologie qui anima ces années-là, sauf éventuellement dans le clin d'œil au fait que les musiciens jouent de douze instruments et que la série très protéiforme ne cesse d'apparaître et de disparaître, comme pour mieux attirer l'attention.

Un autre esprit voyageur pour terminer, celui de Gustav Mahler avec ses Lieder eines fahrenden Gesellen, dans la transcription d’Eberhard Kloke pour orchestre de chambre. L'interprétation de ce cycle intimiste manque singulièrement du caractère typiquement viennois qui en fait la saveur. On souhaiterait davantage de couleurs et de modulations dans Wenn mein Schatz Hochzeit macht ou Die zwei blauen Augen, chantés à fleur de notes, avec des registres légèrement désunis dans les notes tenues. La direction d'Heras-Casado est très équilibrée et attentive à en déceler tous les détails ; c'est vers elle que nous portons notre attention – une belle promesse d'avenir.

DV