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Chroniques
Parsifal | Perceval
bühnenweihfestspiel de Richard Wagner
Eh bien non, détrompez-vous : la projection de représentations d’opéra en direct n’est pas exclusivement une habitude du Met’ et de Gaumont-Pathé, puisqu’à son tour le Royal Opera House propose quelques soirées de sa saison dans les salles CGR et indépendantes. Ainsi ce Parsifal que vingt-huit pays peuvent découvrir en même temps que le public londonien. Antonio Pappano fait son entrée dans la fosse de Covent Garden, le rideau s’ouvre sur une forêt stylisée au centre de laquelle siège un cube vitré, devant une vaste perspective de vive hématite. Durant le Vorspiel, on y distingue un lit d’hôpital et une face riant-hurlant, on ne sait trop, qui bientôt se laissera identifier comme celle de la sauvageonne Kundry condamnée à ricaner et crier sans pouvoir pleurer jamais.
Dès les premières mesures, Pappano favorise un son généreux qui s’embarrasse peu d’une ciselure de la ligne et de la couleur. Avantageusement chantante, sa version s’avère large et appuyée, « cordiale », pour ainsi dire, sans accuser pour autant aucun heurt. Le but ne semble pas d’atteindre une dimension spirituelle mais une musicalité irréprochable et une charge dramatique indéniable, tout en demeurant plutôt neutre avec les mystères joués là – aux chanteurs et à la mise en scène d’aller plus loin, sans doute… peut-être au spectateur, aussi, qui se fera ou non l’écho de prolongements plus mystiques. Qu’à cela ne tienne : les pupitres de l’Orchestra of the Royal Opera House satisfont, avec des bois soignés et des cordes charnues. Au besoin, le chef italo-britannique galvanise ses troupes (deuxième acte flamboyant) et, particulièrement attentif aux voix, s’ingénie à maintenir un équilibre probant entre les forces en présence. Son Parsifal se veut simple, franc, et désigne clairement le bien du mal.
Stephen Langridge ne s’arrête pas là. Sa mise en scène invente des rites troubles qui, tout en éveillant fermement la compassion du public (eut-on jamais tant de peine à voir mourir un cygne, l’aile battant encore son envol impossible ?...), interrogent la transsubstantiation, la douleur physique ressentie ou non par le Christ, le miracle du Graal, la blessure faite don, péché, sacrifice et martyre – relisez votre Biathanatos de poche... Ainsi de l’enfant-Graal qu’Amfortas doit meurtrir d’un stylet tremblant, laissant contraster la digne résignation de la victime à la douleur quand le roi souffre peut-être de ne pas accepter la sienne ; ainsi des chevaliers s’acharnant avec solennité à percer des stigmates à leur paume ; ainsi de l’irrémédiable détumescence contre nature du magicien (c’est sur le lit même d’Amfortas qu’on le voit s’évirant) ; ainsi de la lance sacrée qui aveugle (au premier sens du terme : les yeux sont crevés) l’innocent dans le jardin maléfique ; etc. Outre de montrer un monde en perdition aspirant à un messie qui s’ignore, cette production place le salut dans la faculté de chacun à transcender le mal, à le dépasser, mieux : à transmuer infection, malédiction, magie noire et incurie dans le baptême et le pardon. De fait, loin de s’effondrer dans cette mort qu’elle appelait comme seule libératrice, Kundry retrouvera visage humain ; elle quitte le lieu du prodige avec celui qui, enfin guéri, abdique. Langridge tisse des liens secrets entre les destins, tous avançant vers la lumière.
On le sait : fini, le temps des chanteurs plantés comme les pantalons de leur seule voix. Ceux de ce soir se révèlent parfaits acteurs qui s’engagent admirablement dans l’aventure théâtrale. Gurnemanz, le gardien des lois, dont l’autorité s’imposait par la stature, nous revient rompu par les ans, le pas mal assuré, la superbe enfouie sous l’argenture du plumage. Le jardin est dominé par un Klingsor redoutablement concentré, Parsifal faisant figure de génie hébété – « coupable d’innocence » eut dit Pasolini. Comme surgie du noyau terrestre à travers les âges, Kundry « sert » inexorablement, gravide de tous les maux et de tous les remèdes à la fois, épuisée d’en toujours trop savoir. Enfin, Amfortas ne souffre pas : il EST la souffrance, intensément, entravé par ce qui reste en lui de vie obstinée. Sous un pas de plus en plus difficile, le corps s’effondre, l’impressionnante carrure suggérant un supplice que nourrit toujours plus atrocement une santé de fer. Vous l’aurez compris : le travail de Stephen Langridge ne s’arrête pas à l’adroite discrétion scénographique – costumes de Genise Voellm, lumières de Paul Pyant et décors d’Alison Chitty – mais se développe à travers une direction d’acteurs exigeante et précise.
Sans trop en faire, Willard White convoque l’intelligence du soufre à son Klingsor, quand Robert Lloyd livre un Titurel de poids. On retrouve l’admirable musicalité de René Pape (Gurnemanz), plus probante encore qu’à New York [lire notre chronique du 2 mars 2013], surtout dans l’Acte III (de toute beauté), et le clair-obscur incandescent d’Angela Denoke, fascinante Kundry [lire notre chronique du 14 avril 2011] qu’une raideur d’émission vient cependant surprendre à la fin du II. Le rôle-titre est fort bien tenu par Simon O’Neill, quoique d’un impact qui paraît parfois étroit – il est probable que la chose soit différente dans la salle, cela dit. Le phrasé se déploie dans le II pour s’épanouir dans le III. Enfin, Gerald Finley bouleverse, tant par le jeu que par le chant. Troquant l’éloquence de Sachs [lire notre critique du DVD] pour l’éternelle peine, le baryton canadien signe un très grand Amfortas. Saluons l’excellence du Royal Opera Chorus pour sa vaillante prestation.
BB