Chroniques

par bertrand bolognesi

Parsifal | Perceval
Bühnenweihfestspiel de Richard Wagner

Bayreuther Festspiele / Festspielhaus, Bayreuth
- 12 août 2023
à Bayreuth, Andreas Schager et Elīna Garanča sont Parsifal et Kundry...
© bayreuther festspiele | enrico nawrath

Le temps passe et voici venu l’heure d’une nouvelle production de Parsifal, l’ultime ouvrage de Richard Wagner, créé ici-même à l’été 1882 lors de la seconde édition du Bayreuther Festspiele. À celles de Christoph Schlingensief, de Stefan Herheim et d’Uwe Eric Laufenberg [lire nos chroniques du 6 août 2006, du 15 août 2011 et du 2 août 2016] succède la proposition de Jay Scheib, artiste étasunien qui dirige le programme Theater Arts de l’Institut de technologie du Massachusetts où il enseigne lui-même. Remarqué dès 1991 (il a vingt-deux ans) à Minneapolis pour son travail sur l’œuvre d’Antonin Artaud, Scheib mène bientôt dans le monde entier sa carrière de metteur en scène de théâtre et d’opéra, signant des spectacles où s’invitent volontiers la vidéo, voire le cinéma en prise directe et parfois l’image de synthèse. Coutumier de la performance technologique, il a conçu son Parsifal pour être abordé à l’aide de lunettes spéciales où sont diffusées des images qui se superposent à ce qui est joué sur scène. Ainsi le spectateur de la Festspielhaus est-il équipé d’un appareil oculaire occultant qui lui ouvre les portes d’un univers auquel l’œil nu ne donne point accès.

Au pupitre du Festspielorchester, Pablo Heras-Casado engage le premier Vorspiel dans un amble d’une dignité rare, sans pour autant jamais le trop retenir. À l’inverse de nombre de lectures volontiers pontifiantes, la sienne impose dès les premiers moments le soin du timbre et de la couleur, ciselé dans un mouvement ferme et sûr, toujours humblement tenu. Le chef espagnol, souvent salué dans nos colonnes [lire nos chroniques du 8 octobre 2010, des 11 mars et 8 mai 2011, des 14 janvier et 11 juillet 2014, enfin du 11 septembre 2019], nourrit habilement son approche à sa connaissance et à son expérience de répertoires différents. Profitant de l’acoustique particulière du temple de la colline verte, son interprétation s’orne d’une intelligente discrétion sur laquelle une souplesse remarquable dessine un relief souvent plus profond que surprenant. Moins sévère, l’abord de l’Acte médian répond présent à l’appel du dramatisme plus directement opératique de ce passage, sans débrailler jamais ses moyens expressifs. En adéquation avec la mise en scène, Heras-Casado livre un Acte III fort sombre, prenant appui, plus encore que pour les deux précédents, sur les cordes graves, somptueuses de velours.

Dirigés par Eberhard Friedrich, les artistes de l’excellent Festspielchor réalisent une prestation magistrale, tant nuancée que vaillante, infiniment musicale. Loin des masses sonores dont il faut parfois se contenter, elle obéit à cette exigence de ciselure qui définit le caractère global de la représentation, fort bien servie par une fine équipe de solistes. On y admire la saine cohésion des Zubermädchen, chantées par Julia Grüter, Betsy Horne, Evelin Novak, Margaret Plummer, Marie Henriette Reinhold et Camille Schnoor (par ordre alphabétique). Très appréciés sont aussi les ténors Jorge Rodríguez-Norton, troisième Écuyer incisif à souhait [lire notre chronique de Pan y toros], et Garrie Davislim, quatrième Écuyer lumineux. Plus convaincant qu’en Fasolt l’an dernier, ici-même [lire notre chronique du Rheingold], la basse norvégienne Jens-Erik Aasbø déploie un organe puissant dans la partie du second Chevalier du Graal. La basse généreusement pourvue de Tobias Kehrer, que l’on retrouve avec bonheur et dont le grain vient incroyablement caresser l’oreille, offre à nouveau à Titurel [lire notre chronique du 21 avril 2014] une perfection qui fait symbolique son déclin [lire nos chroniques de Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna, Ariadne auf Naxos, Der Rosenkavalier, Lady Macbeth de Mzensk, Das Rheingold, Die Walküre par Götz Friedrich puis Stefan Herheim, enfin de Siegfried].

Le quintette principal affirme une excellence rare.
La robustesse impressionnante du baryton-basse Jordan Shanahan campe un Klingsor luxueux en ce qu’il n’avilit jamais son timbre à la recherche de couleurs grincées, voire sales ; là encore, la voix est au service de la partition plus que du seul théâtre, main dans la main avec la distance progressivement édifiée par la teneur scénique [lire nos chroniques de Das Schloß Dürande, Rigoletto, Senza sangue et Götterdämmerung]. Immense Gurnemanz [lire nos chroniques du 23 mars 2012, du 12 avril 2014 et du DVD bayreuthien], Georg Zeppenfeld, Daland d’hier soir [lire notre chronique de la veille] après avoir honoré tous les rôles de basses wagnériens [lire nos chroniques de son Pogner à Bayreuth et à Salzbourg ainsi que de son Sachs (Die Meistersinger von Nürnberg), de son Marke ici en 2016 puis 2022 (Tristan und Isolde), de ses Heinrich en 2012, 2017 et 2018 (Lohengrin) et Hunding (Die Walküre)], entre une nouvelle fois sous la cotte du doyen des chevaliers qu’il sert d’un chant plus doux encore qu’il y a sept ans. Certes puissant, Andreas Schager, idéal dans bien des incarnations [lire nos chroniques de Götterdämmerung à Lucerne et Berlin et de Siegfried à Madrid, Bayreuth et Berlin], ne convainc toujours pas en Parsifal [lire nos chroniques des productions berlinoise et parisienne] : la dureté de l’émission et le monolithisme du chant ne nous semble guère convenir au personnage, ou plus précisément à son évolution au fil de l’argument. Splendide de musicalité, Elīna Garanča exprime par la richesse et le charme de la voix tout le séduisant danger d’un personnage bientôt rendu à sa bonté originelle [lire nos chroniques du 23 juin 2014, des 17 avril et 20 décembre 2015, du 6 décembre 2016, du 25 octobre 2017 et du 30 mars 2018, ainsi que des DVD Werther, Anna Bolena et La favorite] ; sa Kundry tour à tour envenime son chatoyant velours et magnifie sa réception de la rédemption finale.

LA voix de la soirée s’appelle Derek Welton. Le baryton-basse australien signe, lui aussi par la voix seule ou presque, une incarnation bouleversante d’Amfortas. La présence inouïe du timbre, porté jusqu’à côté de l’auditeur, pour ainsi dire, investit une compassion, voire une participation qui renvoie directement à la vocation soudaine de Parsifal. La splendeur de la couleur comme l’inépuisable legato font du roi le personnage principal, traversé par une noblesse naturelle jusqu’en ses moments de rébellion et de désespoir [lire nos chroniques de Parsifal, Les Huguenots, Le prophète, Lear, Das Wunder der Heliane et Der Schatzgräber].

Lorsque de la fosse s’élève le premier thème, une multitude d’étoiles voyagent devant le spectateur qui a chaussé les lunettes (préalablement réglées à sa physionomie lors d’un rendez-vous avec les techniciens spécialisés, le matin même). Ainsi les repères du théâtre disparaissent-ils : le cadre de scène est effacé et, en lieu et place du public, devant soi, c’est une nuit formidablement constellée qui invite à méditer autrement le Vorspiel. Dans un décor simple de Mimi Lien, comprenant toujours un petit étang, les personnages, vêtus par Meentje Nielsen, se déplacent plus lentement encore que d’habitude, comme pour favoriser un temps d’adaptation nécessaire pour superposer correctement ce qui s’y joue et ce qui se passe dans les lunettes. Un certain inconfort est éprouvé, pour commencer : entre l’ajustement à opérer encore, à l’aide des pince-nez prévus à cet usage, le désarroi face à une dimension nouvelle et immersive, et la chaleur émise par le dispositif (sachant qu’il fait déjà chaud dans la salle, en ces journées d’août fort ensoleillées), la tentation est grande d’y renoncer. Au premier acte, l’image virtuelle n’apporte guère qu’une illustration à la mise en scène plutôt classique, par des éléments au symbolisme rudimentaire – ballets d’arbres morts, papillons de nuit, gouttes de sang jaillissant du cygne blessé, etc. –, où interrogent tout de même une pluie de météorites et un gros plan très long sur la plaie d’Amfortas, atroce foie suintant qui fait mal à regarder. Au deuxième, qui dresse une façade infinie bordée en jardin d’un bassin, la surprise est grande de constater que les murs du château de Klingsor se prolongent de chaque côté : on a beau tourner le chef, nul moyen de s’en échapper. Outre les innombrables fleurs dont la voltige accompagne le passage des filles du même nom, têtes de mort et serpent maléfiques tournoient de part et d’autre, contrepoint aux silhouettes aguicheuses, mêlant au dramatisme de la musique l’inquiétude de la proximité magique. C’est au dernier acte que l’idée se révèle dans les images de Joshua Higgason : le parterre est remplacé par une immense terrasse de rochers plats où le vent emporte des déchets, sacs plastiques et batteries électriques, sous le regard consterné d’un superbe renard. La scène elle-même présente une énorme machine rouillée, inerte, à côté d’un lac qui abrite le Graal. Fasciné par la douceur triste du regard de l’animal devant la dégradation du monde par l’homme, on écoute différemment le livret comme la musique de Wagner. Il est bien question de salut, certes, lorsque l’on a (presque) tout détruit, lorsqu’il semble déjà trop tard pour sauver la planète, sans qu’il soit plus explicitement question de décroissance, d’effondrement ou d’autres notions écologistes devenues courantes. Si le Parsifal de Laufenberg rêvait la réconciliation des monothéismes, celui de Jay Scheib déplore l’imminente fin de notre monde.

BB