Chroniques

par bertrand bolognesi

Pascal Rophé joue Rebecca Saunders, Aida Shirazi et Edgar Varèse
Ensemble Intercontemporain, Orchestre Philharmonique de Radio France

ManiFeste / Maison de la radio et de la musique, Paris
- 23 juin 2023
première française de "Wound"de Rebecca Saunders lors de ManiFeste 2023...
© christophe abramowitz | radio france

Commencé il y a quinze jours [lire notre chronique de Laborintus II], ManiFeste (le festival d’équinoxe de l’Ircam) se poursuit au fil de nombreux rendez-vous jusqu’au samedi 1er juillet. Près d’une semaine après les créations effectuées en son Espace de projection [lire notre chronique du 17 juin 2023], l’institut s’installe au Studio 104 de la Maison de la radio et de la musique pour un concert de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, placé sous la direction de Pascal Rophé.

Donné sans entracte, malgré deux très longs changements de plateau, il est ouvert par la création mondiale de T O R N de la compositrice iranienne Aida Shirazi (née en 1987), qui évoque les blessures psychologiques de l’exil, le travail du souvenir avec ses émotions jamais enfouies. La percussion et les contrebasses, associées à un dispositif électronique réalisé à l’Ircam par Étienne Démoulin et l’auteure, commencent en force cette page aux accents douloureux qui « navigue entre continuité et interruption, et l’espace entre les deux », avance-t-elle ; « au sein de vastes passages apparemment continus, de plus petits fragments tissés de contrastes timbraux, harmoniques, gestuels et dynamiques envahissent l’espace qu’ils fissurent » (brochure de salle). En apparence brouillée, hachurée même, l’écriture, qui fait usage du vaste effectif orchestral avec un discernement certain, se révèle plus subtile que semble la livrer un saisissant climat d’angoisse au delà duquel il convient d’en placer l’écoute.

À l’automne dernier, le Prinzregententheater (Munich) retentissait d’une autre première : il s’agissait de Wound pour ensemble et orchestre de Rebecca Saunders [photo], la partie soliste étant tenue par l’Ensemble Intercontemporain tandis que le tutti était assumé par l’Orchestre de la Suisse Romande que dirigeait Jonathan Nott (qui fut d’ailleurs le patron de l’EIC de 1995 à 2000). Aujourd’hui, la formation inventée par Pierre Boulez en 1976 défend à nouveau l’œuvre, à l’occasion de sa création française. Au départ, il y a Scars, un opus pour quinze solistes dirigés, mis au jour par Julien Leroy au pupitre de Klangforum Wien au printemps 2019, à Cologne, et repris six mois plus tard à Paris par l’EIC sous la battue de George Jackson, dans le cadre du Festival d’automne. Prodigieusement stimulée par cette interprétation, la compositrice britannique [lire nos chroniques de Triptychon, Still, Fletch, Fury II, Yes, Blue, Unbreathed, crimson et Stirrings Still] décide d’en reprendre le matériau dans une nouvelle page qui réunirait l’ensemble au grand orchestre. Le concertino est constitué par un hautbois, une trompette en ut, une clarinette basse et une clarinette en si bémol, un trombone, la percussion, deux pianos, une guitare électrique, un violon, un alto, un violoncelle et une contrebasse à cinq cordes. Les pianos délimitent le plateau à droite et à gauche, un arc de cercle place hautbois, clarinettes, trompette, trombone, violon, alto, violoncelle et contrebasse devant, face au chef, tandis que la guitare est placée derrière ce quatuor à cordes et la percussion au centre, entre les autres solistes et l’orchestre – celui-ci compte également des percussions, installées en haut de scène, devant la robe de l’orgue fantôme de ce que l’on appela longtemps l’auditorium Olivier Messiaen. Ainsi entend-on les excellents Philippe Grauvogel, Clément Saunier, Alain Billard, Jules Boittin, Gilles Durot, Tomaki Akiyama et Géraldine Dutroncy, Steffen Ahrens, Hae-Sun Kang, John Stulz, Éric-Maria Couturier et Nicolas Crosse (dans l’ordre annoncé, non dans celui du dispositif).

« J’ai cherché à étendre ou à condenser le potentiel sonore et émotionnel de Scar dans une dimension nouvelle », est-il confié à Arnaud Merlin, dans l’entretien publié par le site de l’ensemble. Si l’on retrouve aisément cette œuvre d’une vingtaine de minutes, Wound (trente-sept minutes) explore une complexité plus riche encore. Les lentes déflagrations ne masquent en rien l’écriture des timbres et une approche du temps qui jamais ne déroge d’une extrême tension, proprement fascinante – même l’accalmie du dernier quart n’en est pas vraiment une, implacablement traversée par une énergie qui s’acharne jusqu’en son extinction.

Le programme est conclu par un classique du XXe siècle, puisque Pascal Rophé et le Philhar’ donnent Arcana qu’Edgar Varèse composait de 1925 à 1927. Arcana fut créé par Leopold Stokowski, son dédicataire, à la tête du Philharmonia Orchestra, le 8 avril 1927, et Varèse en réaliserait une première révision en 1932 puis une seconde en 1961, quatre ans avant de s’éteindre à New York. L’extrême clarté avec laquelle le chef trace un chemin dans cette forêt d’étoiles, avec l’idéale complicité de musiciens enthousiastes, ravit l’oreille, comme vous en convaincra la retransmission de France Musique [suivre ce lien].

BB