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Chroniques
Passaggio de Berio ouvre le festival de l’Ircam
Susanna Mälkki dirige l’Ensemble Intercontemporain
À l’heure des simplifications les plus honteuses, dont font leur beurre de nombreuses rédactions, quand l’air du temps rejette sans appel tout ce qui ne se laisse pas benoîtement consommer, alors même qu’une certaine politique culturelle favorise le pernicieux glissement de sens entre pensée et élitisme, réservant, du coup et d’autant plus, à l’élite le penser, tandis que le personal computer contamine tout un chacun de son tranchant oui/non dont toute hésitation et nuance sont exclues, courageusement l’Ircam place Agora, son festival de printemps, au cœur de la complexité. Résister au rouleau compresseur de la paresse qui tout nivelle, faire se croiser, durant une dizaine de jours, différents domaines (de la théorie scientifique à l’investigation esthétique) dans des mariages ou des confrontations forcément féconds, c’est élire les avant-gardes – celles d’aujourd’hui et d’un hier encore proche et souvent mal connu – dans leur plus active nécessité, parfois prégnante, parfois inefficace, peu importe, toujours là-et-plus-encore.
Si une salutaire et complète rétrospective Lars von Trier débutait hier, de même que se peuvent fréquenter plusieurs installations de natures diverses au siège de Siemens et à l’Ircam, tandis que rencontres et conférences sont proposées au public, et même un colloque scientifique – le Symposium « Sentiers qui bifurquent » : la complexité dans les arts et la science, ces trois prochains jours au Centre Pompidou –, Agora investit un passionnant cycle Luciano Berio que ce premier concert introduit avec Passaggio, sorte d’anti-opéra créé non sans remous en mai 1963 à la Scala (Milan).
On retrouve la verve qu’on pourra dire furieuse d’Eduardo Sanguineti, cette verve polémique partagée avec les acteurs du Gruppo 63 dont, malheureusement, la légitimité reste entachée d’exactions comme celle, scatophile, perpétrée à l’encontre de Pasolini ; mais c’est une autre histoire… Écrit pour soprano, deux chœurs et ensemble instrumental entre 1961 et 1962, Passaggio demeure peu joué – l’avouerons-nous ? nous n’en connaissions jusqu’alors qu’une version discographique éditée par Ricordi en 1991 à partir d’une captation romaine de 1971. À l’évidence, les jeux d’un chœur à l’autre, vers ou contre la soliste, ne se révèlent qu’en situation, comme le démontre cette vive interprétation que dirige Susanna Mälkki. Agora partage deux soirées avec la Biennale d’Art vocal initialisée dès 2003 par Laurence Equilbey. C’est, de fait, le Jeune Chœur de Paris, conduit par Geoffroy Jourdain, qui tient ici la partie de chœur parlé, celle chantée étant assumée par la Cappella Amsterdam sous la battue de Daniel Reuss. Saluons la présence ô combien précieuse de Julia Henning (Lei), voix ronde autant qu’agile qui sert magnifiquement l’œuvre.
Le 9 avril 1948 est assassiné Jorge Eliécer Gaitán, favori des futures élections présidentielles colombiennes qui, depuis 1928 et sa prise de position contre la brutale répression du mouvement de grève des travailleurs de l’United Fruit Company, est l’homme politique le plus engagé en faveur des classes défavorisées. Voilà rendue furieuse la population de Bogotá. Au delà du lynchage de l’assassin s’enfle promptement l’émeute, de même que se muscle la riposte de l’autorité en place ; une terrible lutte mène bientôt à l’incendie. Né en 1971, Luis Fernando Rizo-Salom [photo] s’est inspiré de l’événement, appelé El Bogotazo, pour les Trois Manifestes qu’il livre aujourd’hui (et qui répondent à une commande de Radio-France et de l’Ircam). L’Ensemble Intercontemporain est réparti en trois groupes instrumentaux, dont deux situés sur chaque côté du balcon et un autre sur scène. Leurs parties revendiquent une vindicte impérative qu’ils échangent dans une remarquable profusion d’événements musicaux, voyageant çà et là, rehaussée par l’électronique. L’encerclement interroge l’auditeur, fascine l’indignation, stimule énergiquement l’écoute. Dans l’invention propre du geste le recours à la couleur déroute, effraie, peut-être, comme l’inconnu. Indéniablement, Luis Fernando Rizo-Salom impose puissamment une musique qui ne ressemble à aucune autre.
BB