Chroniques

par marc develey

Paul Badura-Skoda joue Schubert

Piano**** / Salle Gaveau, Paris
- 6 décembre 2005
© dr

En organisant son concert autour de pièces composées dans les deux dernières années de la vie de Franz Schubert, Paul Badura-Skoda présente un programme d’une facture à la fois simple, robuste et grave.

Les quatre Impromptus D899 Op.90 proposés en ouverture permettent d’apprécier la clarté d’un son conquis à la longue fréquentation du pianoforte. Rarement Steinway de concert fut joué avec autant de compréhension des difficultés liées à la brillance de son timbre. Les solcristallins des dernières phrases du n°1 en ut mineur ou le perlé des arpèges du n°4 en la bémol majeur rendent justice à un registre aigu qu’une technique traditionnelle travaille de façon plus (et bien souvent trop) sonore. Rondes et fluides, les basses se font percussives, en particulier dans les roulements qui précèdent le retour du thème dans le n°3 en sol majeur. La netteté d’une articulation classique rend audible l’ensemble des registres et fait apprécier ce que la phrase schubertienne doit au récitatif – ainsi que nous le remarquions l’année dernière lors d’un récital donné par Leon Fleisher à Fontainebleau [lire notre chronique du 12 juin 2003]. Mais ici, le pianiste insiste bien moins sur le drame intérieur que sur la lucidité de l’énonciation. Le rubato, pourtant présent, modèle sans affèterie les contours de la matière sonore de façon plus prosodique que lyrique, et d’une valse (Trio du n°4) fait moins une danse qu’un mouvement de l’esprit. Quoiqu’un temps troublé par l’intervention intempestive d’un membre du public, l’artiste donne à cet opus l’identité d’une sonate, allant jusqu’à enchaîner avec bonheur les deux derniers numéros. Malgré quelques imprécisions de toucher et de rythme, l’unité de ton, la clarté de l’intention interprétative et l’attention portée au climat de chaque pièce scellent assurément ces Impromptus comme noyau lumineux du concert.

Les deux Sonates qui leur succèdent sont d’emblée d’esprit différent.
Bien que les mêmes qualités de son et d’articulation s’y manifestent, la clarté de la diction engendre certaine brutalité, en particulier sur les traits accentués (Sonate en la majeur D959, Allegro et Scherzo, où la main accroche en imprécisions), technique nécessaire sur pianoforte dont la transposition au Steinway ne se fait pas sans une relative violence. Ces excès, mariés à un rythme parfois un peu ivre, desservent la lisibilité de la partition, en particulier dans le Rondo de la D959. De façon générale, un certain hiératisme, le refus de toute concession à la mignardise et la sécheresse du son portent à faux là où la partition réclame un peu plus de tendresse. Certains traits paraissent ainsi rageusement bâclés (les descentes en tierces en partie finale de la section centrale en la mineur de l’Allegro de la D959) ; et, plus dérangeant sans doute, l’Andante sostenuto de la D960 reste comme extérieur au tragique qui le traverse.

Cela dit, et malgré une fatigue parfois audible, Paul Badura-Skoda propose une lecture passionnante de ces deux partitions. Il y faut sans doute cette aridité brutale du jeu, « sans affectation ni par rapport à la vie, ni par rapport à la musique », ainsi qu’il le précise dans la fort intéressante brochure distribuée par Piano****. L’Andantino de la D959 est, à ce titre, emblématique. À sa déchirante simplicité, on associe habituellement une figure de résignation tragique et, pour la traduire, une interprétation dépouillée. Le pianiste adopte un parti plus grinçant. Si l’absence d’éléments dramatiques fait un temps penser que l’on passerait à côté de la partition, c’est que l’on est loin des tropes du dialogue intérieur. Progressant en arpèges vers une dynamique fortissimo, la section centrale du mouvement doit en révéler le propos : l’excès du jeu y signe non pas le cri d’une révolte mais le ricanement de l’accès déstructurant de la folie. Le retour au calme qui s’ensuit dans la reprise du thème fait alors chanter la répétition à l’octave de la note haute des arpèges doublant le chant, comme le ressassement hagard d’une voix de dément, enfermé dans le déni d’une réalité terrifiante. Et c’est cela encore qu’on croit entendre dans le premier mouvement de la D960 dont la fin apaisée, et toute traversée d’une grande dignité, ne dissipe pas cette impression d’avoir dû, quelques instants, nous tenir au bord de quelque chose de terrible – ricanement cynique des sections en mode mineur, et, bien sûr, roulement grinçant des graves lors des expositions du thème.

Quelque chose de baroque dans l’interprétation d’une partition romantique peut être à l’origine de ces projections au contenu symboliste, voire décadent. Ce sur quoi Badura-Skoda veut mettre l’accent n’est-il pas, ainsi qu’il le précise lui-même, la « vision apocalyptique » et « l’abîme de souffrance » que ces dernières pièces révèlent, témoins de la proximité du compositeur avec sa propre mort ? Toujours est-il qu’il ne nous avait pas été donné jusqu’ici d’en entendre une vision si terriblement traversée par la terreur de l’anéantissement.

Le Moment musical en la bémol majeur n°2 D780, offert en premier bis, fait au concert un contrepoint bienvenu – unité de structure, de tonalité et d’époque de composition. En revanche, on reste bien plus réservé quant à l’opportunité de clore la soirée d’un définitif Rondo pour un sou perdu (Die Wut über den verlorenen Großschen, rondo a capriccio en sol majeur Op.129 – 1795)de Ludwig van Beethoven, pièce sautillante et rieuse, voire gaillarde, d’une vitalité et d’une virtuosité quasi-triviales en comparaison du climat précédemment installé. Une porte de sortie dont on se serait fort bien passé.

MD