Chroniques

par cecil ameil

Paul Badura-Skoda ou l’obsession occidentale

Musée des Instruments de musique / Bruxelles
- 28 mai 2003
le pianiste Paul Badura-Skoda photographié par Dan Hunstein
© dan hunstein

Quelques fois encore, l’opportunité se présente d’assister à un concert dans des conditions d’intimité inhabituelles. C’est d’autant plus remarquable quand cela se passe dans une grande ville comme Bruxelles. Et plus encore quand ledit concert a lieu dans la petite salle d’un musée superbe, dédié aux instruments de musique, au milieu d’une petite centaine de personnes tassées autour de la scène (après une courte visite guidée retraçant l’histoire du clavier en Europe).

Ce jour-là, l’occasion est provoquée par le choix de l’artiste. Paul Badura-Skoda, soixante-seize ans, roi du clavier –cette « obsession occidentale », selon le conservateur du Musée –aime se produire dans des conditions chambristes, plus propices à l’écoute du pianoforte (Hammerklavier) qu’il affectionne particulièrement. Aussi bien professeur qu’instrumentiste et musicologue, à l’auditoire il dit quelques mots sur l’évolution du piano entre le XVIIIe et le XIXe siècle, dans un français du reste impeccable.

Non rassasié de ses longues journées comme membre du jury au concours annuel Reine Elisabeth qui, cette année, accueille les jeunes espoirs du piano, Badura-Skoda, interprète par deux fois Mozart, Schubert et Chopin sur trois pianos différents prêtés par le Musée, pendant près de deux heures. Le Magicien, comme l’ont appelé certaines personnes, queue de pie et sourire espiègle, cabotin en diable (il a manqué deux fois le début de son bis, un Nocturne de Chopin, en incriminant les touches du Pleyel !), régale d’un récital souverain.

Une analyse du jeu de l’Autrichien est riche de plusieurs enseignements. En premier lieu, l’auditeur apprend que jouer sur un instrument aussi délicat qu’un pianoforte de 1795 (Anton Walter), c’est « se sentir comme un déménageur qui fait un travail d’horloger », pour reprendre les termes de l’artiste. À l’écoute de son Mozart, enchaînant les Variations en ut majeur sur « Ah, vous dirai-je, maman » K.265, la Fantaisie en ut mineur K.475 et la Sonate en ut mineur K.457, on perçoit en effet la difficulté d’éviter les coups de pouce un peu brutaux dans un jeu en général empreint de délicatesse, avec des mouvements de chevalet (pédales réglables au genou) qui surprennent par leur effet sur le son, pas si éloigné de celui d’un clavecin quelque peu étouffé. Toute autre est l’interprétation de la Wanderer Fantasie en ut majeur D760de Schubert sur un instrument de 1820 (Conrad Graf) dont la sonorité est déjà beaucoup plus familière à nos oreilles. Le pianiste reste très droit sur son siège, les bras toujours le long du tronc, sans mouvement particulier du buste ; mais les mains surprennent par leur agilité et leur indépendance du reste du corps pour rendre toute la palette du son sur une pièce aux couleurs contrastées.

C’est avec Chopin que l’on est totalement conquis, d’autant que la richesse harmonique du Pleyel de 1846 (un original) est stupéfiante. Il faut reconnaître que Paul Badura-Skoda offre une version de la Fantaisie en fa mineur Op.49 des plus inspirées, avec un legato sublime. Les changements de tempo, déjà perceptibles dans Schubert, laissent entendre que le disciple d’Edwin Fischer se laisse conduire par ce que l’on pourrait appeler une virtuosité impatiente que l’on croit reconnaître dans une certaine approche du piano comme à l’écoute d’enregistrements anciens. Nul doute, aussi, que tout le soin apporté à jouer d’abord sur des instruments plus anciens rejaillit au plus haut point au moment de clore le concert, comme le confirme l’interprétation tout aussi chantante du Nocturne en ut # mineur Op.Posth. n°20 de Chopin –« écrit de son vivant », nous précise-t-il !

CA