Chroniques

par hervé könig

Peer Gynt
opéra de Werner Egk

Theater an der Wien, Vienne
- 19 février 2017
Bo Skovhus et Maria Bengtsson dans Peer Gynt de Werner Egk à Vienne, 2017
© werner kmetitsch

Dans son journal personnel, Joseph Goebbels écrit, au 1er février 1939 : « comme le Führer, je suis très enthousiaste ». De quoi parle-t-il ? D’un nouvel opéra, Peer Gynt, conçu d’après le dramaturge norvégien Ibsen par le musicien bavarois Werner Egk.

La carrière de ce maillon fort du néo-classicisme allemand des années trente avait déjà bien commencée lorsqu’il fut élevé au rang d’artiste officiel par les autorités nazie. Diplômé en 1920 à Augsburg, à l’âge de dix-neuf ans, il devint élève de Carl Orff à Munich, en direction d’orchestre et en composition. À partir de 1930, il dirige régulièrement le Bayerischer Rundfunk Orchester (Munich). L’avènement d’Hitler en 1933 ne change d’abord pas grand-chose à son chemin, jusqu’en 1936 où l’État lui décerne une médaille d’or aux Jeux Olympiques de Berlin – vous avez bien lu : les discipline de ces jeux-là n’étaient pas que sportives – pour la Festmusik spécialement écrite pour l’événement. Tout de suite après, on l’appelle comme chef à Berlin (Unter den Linden). C’est un privilège très convoité qu’il n’a cure, pour quelque raison idéologique, de refuser. La reconnaissance et les récompenses pleuvent, avec la création de Peer Gynt en 1938, un prix décerné par Goebbels en personne en 1939, la commande d’une partition pour un film de propagande destiné aux Jeunesses hitlériennes, enfin le poste de responsable du Conseil d’approbation des exécutions musicales de la Chambre de musique du Reich, qu’il occupe à partir de 1941 jusqu’à la fin de la guerre.

L’Allemagne s’effondre.
Les alliés entrent dans la maison de Richard Strauss, chef de la fameuse Reichsmusikkammer. On laisse Werner Egk en paix jusqu’en 1947, puis la dénazification se penche plus fermement sur son cas. Au procès, la cour prononce sa sempiternelle déception que la plupart des grands musiciens n’ait pas résisté aux sirènes du régime durant les douze ans de son règne. Écarté pour un temps de l’actualité musicale, Egk se retrouve finalement directeur du conservatoire de Berlin, côté RFA (de 1950 à 1953), et, à partir de 1951, président de la GEMA (l’équivalent allemand de notre SACEM). On n’énumèrera pas la reprise de ses activités, la multiplication des postes et titres honorifiques qui l’amèneront à présider en 1968 le Conseil allemand de la musique puis, à partir de 1976, la CISAC (Confédération Internationale des Sociétés d'Auteurs et Compositeurs, créée en 1926, dont le siège est à Neuilly). Il s’éteint en 1983, dans la charmante petite commune de Donauwörth, au nord-ouest de Munich.

Le Führer et son ministre de la propagande ont beaucoup aimé Peer Gynt. Qu’en est-il du public d’aujourd’hui, près de quatre-vingt ans plus tard ? La question d’une appartenance de l’œuvre à un courant politique néfaste ou de sa récupération par le pouvoir ne se pose pas aussi clairement qu’après la guerre. Surtout que la mise en scène de Peter Konwitschny pose d’autres questions. « Je consomme donc je suis » pourrait être le maître-mot de l’affaire. Un conte ? Une parabole humaine et rien qu’humaine, qui peut-être porte un peu d’espoir : de nombreux éléments démontrent que ce que l’on voit se passe dans les deux décennies 1970-1990, dans une Europe brutalement américanisée. Ce consumérisme-là ne serait-il pas, sous une autre forme, la continuation de la dévoration de l’homme par l’homme ? Le propagateur incontestable du consumérisme s’appelle la télévision : elle est bien là, avec ses shows et ses réclames. Autre complice, le jeu : les salles ne manquent pas non plus. Mais ce grand gaillard de fils de paysan qui s’égare dans les plaisirs jusqu’au bord de la ruine trouve le réconfort auprès de Solveig : contre cette fièvre absurde, l’amour a gagné.

Le théâtre de Peer Gynt s’en sort, donc. Et la musique ? C’est plus difficile… Orchestre brahmsien, emphase romantique et chansonnettes à la Kurt Weill qui, contrairement à ces dernières, se prennent pour plus qu’elles ne sont. La manière de Werner Egk est vraiment sans audace, ni dans la forme, ni dans les emprunts à d’autres traditions (tango, etc.), encore moins dans l’harmonie. Quelque chose comme une opérette sérieuse alourdie par le ton de l’épopée… À la tête de l’excellent Arnold Schönberg Chor (dirigé par Erwin Ortner) et de l’ORF Radio Sinfonieorchester Wien, Leo Hussain – le nouveau chef de l’Opéra de Rouen Normandie – ne parvient pas à rendre intéressante une partition banale et passéiste. Ce refus de la nouveauté, ce mauvais goût pour les grisettes les plus vulgaires, élevées au rang de grande musique, voilà les caractéristiques qui font de Peer Gynt une œuvre nazie.

Pour l’occasion, le Theater an der Wien s’offre une belle distribution, dominée par Bo Skovhus, Peer à l’énergie inépuisable – il en faut, de l’endurance, pour ce rôle-titre ! Le baryton danois se révèle puissant et sensible, nuancé, et théâtralement très engagé. La ligne vocale de Maria Bengtsson est somptueuse, avec un travail tout en nuance, pour une Solveig remarquable. La couleur profonde de la voix de Natascha Petrinsky va parfaitement à Aase. Le Roi des trolls est confié à Rainer Trost, ténor bien projeté. On apprécie également Andrew Owens et Stefan Cerny, dans un cast très développé.

Fallait-il « réhabiliter » cet opéra ?
Ayant été donné en 1982 à Munich, sous la battue de Wolfgang Sawallisch, ce n’est pas le propos de cette nouvelle production. Valait-il la peine de dépenser des sous pour que le mélomane se rendît compte de l’indigence de la musique de Werner Egk ? Au fond, oui – dans la mesure où on ne le fait pas régulièrement.

HK