Chroniques

par vincent guillemin

Pelléas et Mélisande
opéra de Claude Debussy

Semperoper, Dresde
- 24 janvier 2015
La Fura dels Baus met en scène Pelléas et Mélisande, l'opéra de Debussy
© matthias creutziger

Issu du collectif La Fura dels Baus, Alex Ollé a souvent travaillé pour l’Opéra national de Lyon – Der fliegende Holländer [lire notre chronique du 11 octobre 2014], Erwartung et Il prigioniero [lire notre chronique du 29 mars 2013], Tristan und Isolde [lire notre chronique du 4 juin 2011] –, avant que le directeur de cette institution lui confie, lors de son bref passage à la tête de la Semperoper, la nouvelle production saxonne de l’opéra de Debussy. Ici, Ollé et sa collègue Susana Gómez sondent les questions fondamentales suspendues à la pièce de Maurice Maeterlinck dont ils font ressortir le symbolisme onirique. Ainsi la rencontre débute-t-elle sur une falaise qui « suggère que la réalité incarnée, dite tangible, ne pourrait-être que prison » (in Georges Romey, Dictionnaire de la symbolique des rêves, Albin Michel, 2005), du haut de laquelle la jeune femme pourrait bien « voir le monde avec ces yeux qui ne cessent de briller d’un rêve : celui d’un retour à un ailleurs initial » (même source). Ce dispositif central qui tourne sur lui-même laisse apparaître en son sein de nombreux espaces, tantôt pièces du château, tantôt grottes, sur un sol envahi de cette eau intrinsèquement liée au texte.

Dans la lumière de Marco Filibeck, la beauté du décor d’Alfons Flores magnifie chaque scène de divers effets (clapotement serein de pas humides lorsque le couple se voit pour la première fois, par exemple). Si, par ses branches nues, il rappelle quelque peu celui de Peter Stein [lire notre critique du DVD], il appuie plus l’idée de barrière infranchissable. Passée la transition orchestrale (aux chromatismes proches de Parsifal), la falaise s’éclaire ; apparaissent Arkel, vieux roi aux cheveux longs et blonds comme ceux de Golaud, Geneviève sa fille, puis son autre petit-fils Pelléas, blond lui aussi. Le problème du double se pose alors : il n’y aurait pas trois mais une seule personne dans le trio Pelléas-Golaud-Arkel, un seul être triste qui cherche l’impossible amour – le père est repoussé par une femme et tentera d’embrasser Mélisande, l’aîné est veuf, le cadet n’a pas encore connu l’amour. Quant à l’amour, il est incarné par cette femme inaccessible dont on ne sait rien ou presque, car « quand on l’interroge, elle pleure comme un enfant et sanglote » (livret).

La scène de la fontaine est l’une des plus réussies, grâce à l’omniprésence de l’eau et à cet anneau bien réel lancé dans le puits profond en créant une onde de choc, subie au même instant par Golaud qui annoncera dès après s’être blessé lors d’une brutale chute de cheval. La grotte où les jeunes amants font mine de chercher ce gage, Ollé la transpose dans un grenier, écrin d’une enfance perdue entre cheval à bascule, meubles entassés et les fameux trois dormeurs fantomatiques, réfugiés près du feu. La gestation est également questionnée, Mélisande arrivant enceinte dans la forêt, au début, dans le même habit que celui qu’elle portera au quatrième acte – costumes de Lluc Castells.

La dramaturgie d’Anna Melcher est toujours juste. Le seul reproche qu’on pourra faire à cette mise en scène est son excès de didactisme – par exemple, la chambre d’hôpital montrée deux fois pour appuyer l’idée du père malade. La violence du meurtre est, quant à elle, parfaitement exprimée. Terrifié par son geste, Golaud abandonne une victime dont l’image évoque l’héroïne égarée des toiles de Millais et Delaroche (respectivement Ophelia, 1852, et Ophélie, 1855) ; quand Geneviève recueille le mourant dans ses bras, on pense à une Pietà. Pour finir, nous retrouvons Mélisande au bord de la mort, dans un nouveau jeu de double que créent deux grands lits, voguant l’un à l’avant-scène et l’autre en haut de plateau où s’éteint une seconde Mélisande entourée du médecin et du mari, effondré sur une chaise.

La puissance du spectacle tient par la mise en scène mais aussi à son excellente distribution dont une large partie fait, avec cette première, ses débuts à la Semperoper. La diction française de Camilla Tilling est impeccable et son chant transmet parfaitement la fragilité de Mélisande, parfois émaillée de quelques petits aigus trop pincés. Au fameux Mes longs cheveux descendent elle apporte une couleur et un vibrato de rossignol, quand justement Phillip Addis, Pelléas très crédible déjà entendu à Paris et lui aussi superbe pour le français [lire notre chronique du 22 juin 2010], lui fait remarquer qu’elle « chante comme un oiseau ». En Oliver Zwarg l’on découvre un grand Golaud, à la fois brutal et doux [lire notre chronique du 27 avril 2013]. Légèrement en-deçà, les anciens n’appellent aucun reproche majeur : Tilmann Rönnebeck est d’abord un Arkel difficilement intelligible qui porte à la fin toute la gravité de son rôle, tandis que Christa Mayer, Brangäne des scènes allemandes, est une Geneviève sensible. Le Médecin très bien tenu par Tomislav Lučić [lire notre chronique du 10 octobre 2009] et le Berger de Mirko Tuma sont surpassés par la fantastique prestation d’Yniold : cette partie n’est pas ici confiée à une femme mais à l’excellent soprano garçon Elias Mädler, jeune chanteur du Tölzner Knabenchor. Les interventions du Sächsischer Staatsopernchor Dresden sont elles aussi parfaites.

Enfin, si depuis son Götterdämmerung de Stuttgart nous tenions Marc Soustrot pour plus qu’un simple chef « de répertoire », nous n’attendions cependant pas autant de nuances, de couleurs et d’émotion de son interprétation. En plus, il tient sous sa baguette l’un des plus beaux orchestres du monde, la Staatskapelle de Dresde au son cristallin idéal à mettre en relief chaque trait de l’œuvre, chaque solo avec magie (tout particulièrement ceux des premiers pupitres de cordes, de la flûte, du hautbois et de la clarinette). Un très grand soir !

GV