Chroniques

par bertrand bolognesi

Pelléas et Mélisande
opéra de Claude Debussy

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 9 mai 2017
Pelléas et Mélisande : Éric ruf signe une mise en scène sensible
© vincent pontet

A contrario d’une vaine illustration ornementale, la nouvelle production de Pelléas et Mélisande se concentre farouchement dans le sombre impalpable d’Allemonde, un royaume au bord de la mer. De la mer vient l’inconnu, c’est par elle qu’on s’y engage, c’est en ses tréfonds que disparaît ce qu’on ne désire plus, anneaux ou couronnes ; enfin c’est en cette immersion du souvenir que le deuil a lieu, à partir duquel d’autres désirs renaîtront, peut-être… Dans le texte de Maeterlinck, la mer est omniprésente – la mer est le lieu du dévoilement, nous enseigne Marc. Auteur de la mise en scène et de la scénographie, Éric Ruf ne s’y trompe pas : son plateau s’organise autour d’un bassin à peine visible mais effectif. Après un lever de rideau dans le silence, une lueur comme échappée des ténèbres dessine subtilement des cordages durant les premières mesures. Le dispositif se dévoile très progressivement, à l’économie des effets, sous une lumière qui fait presque tout (Bertrand Couderc). Les personnages sont vêtus en gens de contrée côtière (Christian Lacroix), où souvent il vente et pleut, où quotidiennement l’on met le pied à l’eau. La vie des seigneurs de la rive est traversée par trois humbles silhouettes – Agnès Aubé, Camille Bardaud et Julie Mathiot. Elles les accompagnent dans les petits gestes indispensables, déposant ici le fauteuil où l’héritier étend sa maladie, là les muettes litanies de l’âme rendue.

En ce pays de brume lancinante et d’insidieux crachin, la robe scintillante des contes lointains vient éclairer le prince égaré – « je ne sais pas… je suis perdu aussi », chante l’excellent Golaud de Kyle Ketelsen, tour à tour velouté, félin qui tente d’apprivoiser l’amour, puis brûlant d’une jalousie bientôt criminelle. Un petit être fragile, refusant de repêcher le passé, entre dans la vie d’Allemonde. Elle en perturbe le terne équilibre, puis retourne à l’eau, sur ce lit-barque du dernier acte, flottant dans les miroitements de l’onde, sous l’œil habitué du médecin-Charon sûr d’Arnaud Richard. Une sorte de timidité rude, pudique, habite les échanges familiaux, entre le détachement doux de Geneviève, servi par Sylvie Brunet-Grupposo, et l’autorité bienveillante du vieil Arkel, Jean Teitgen dont le timbre caresse l’oreille d’un grain inoubliable. Des filets s’élèvent, sans autre butin que l’eau qui benoîtement s’écoule lorsque le Pelléas passionné de Jean-Sébastien Bou contemple l’intruse – un Pelléas sans malice, qui veut dire la vérité : c’est Mélisande qui ment et avoue à son mari son amour pour un autre en des termes si voilés qu’il ne les peut comprendre en l’instant.

Tout imprégné de la musique secrète de Debussy, jouée avec grande délicatesse par les musiciens de l’Orchestre national de France et le Chœur de Radio France (conduit par Marc Korovitch) sous la direction d’abord statique de Louis Langré, puis de plus en plus lyrique et fougueuse (jusqu’à couvrir les chanteurs, parfois, attention !), Éric Ruf cultive l’obscurité trouble et la mélancolie. Ce texte est infini, et si quelques chemins sont suggérés par l’homme de théâtre, c’est sans certitude, sans manipulation : chacun fera seul celui de l’interprétation. La grotte est une sorte de citerne, vaste puits angoissant que les halos d’une lanterne fébrile transforment en souterrain, première pulsion de meurtre de Golaud à l’égard de son demi-frère. « Je suis ici comme un aveugle… » ; aussi recourt-il aux yeux de l’enfant inquiet, vite épouvanté de ce qu’on l’oblige à regarder. Le chant simple et nuancé de Jennifer Courcier, débarrassé du cabotinage usuel, donne vie à un Yniold morbide qui fait paître ses bateaux de papier dans le pré inondé de sa terreur, cauchemar d’abattoirs. Pour arracher Pelléas des bras de l’inconnue qu’il sait avoir perdue, Golaud traverse le Styx avec l’énergie d’un démon. Sur la rive opposée, il lui rompt le cou. D’une fulgurance noueuse, mouvement et geste dépassent la brutalité de l’acte définitif, les laissant tous au delà. De fait, un ultime chapitre en gondole funèbre vient non point conclure mais suspendre la visite.

Coproduit par le Théâtre des Champs-Élysées, le Stadttheater de Klagenfurt, l’Opéra de Dijon et le Capitole de Toulouse, ce saisissant Pelléas et Mélisande se donne encore quatre soirs après cette première remarquable (les 11, 13, 15 et 17 mai) – à bon entendeur.

BB