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Chroniques
Pelléas et Mélisande
opéra de Claude Debussy
Mélisande vient de mourir. « Qu'y a-t-il ? Qu'est-ce que toutes ces femmes viennent faire ici ? » lance Golaud en voyant ces mystérieuses servantes qui surgissent on ne sait d’où. Cette énigme (et d'autres aussi), la mise en scène de Pierre Audi la révèle en retournant au texte de Maurice Maeterlinck, à cette histoire d'avant l'histoire, à l’héroïne autrefois compagne d'infortune au service de Barbe-Bleue et dont sont rendus lisibles la fuite et l'égarement dans la forêt. Avant d'entendre les premières notes du prélude, des voix féminines lisent ce dialogue – écarté par Debussy – de la première scène du livret de Maeterlinck. Plus tard, ce seront les épouses de Barbe-Bleue qui apparaîtront dans la scène des souterrains et celle de l'agonie de Mélisande.
Pour l'heure, le rideau se lève sur un décor qu'on hésite à dire « unique » tant ce qualificatif offre de pistes différentes pour qualifier l'intervention du plasticien Anish Kapoor. Objet visuel non identifié, cet immense volume rouge-vif (qu'on pourrait vaguement comparer à une amphore vue en coupe latérale) pivote sur lui-même et présentant, en fonction de l'angle, une forme en creux, un renflement ou une entrée circulaire. Nul besoin du programme de présentation pour deviner l'allusion à l'utérin, à l'emprisonnement, à l'organique… Seul l'éclairage permet de faire varier les lieux et les atmosphères et de créer une distinction dans l'enchaînement des différentes scènes. L'extrême abstraction de l'ensemble contraint le spectateur à constamment adapter son regard à cette signification insaisissable des détails. Le procédé trouve parfois ses limites – l'emblématique chevelure de Mélisande, par exemple, réduite à une longue mèche sur l'abdomen, tandis qu'elle arbore un crâne étrangement glabre et nu. La scène de la tour vire à l'ellipse d'un symbole devenu lui-même symbolique, donc tout juste effleuré. Les longs cheveux réapparaîtront tout aussi mystérieusement après la mort de Pelléas, sans vraiment d'explication.
Cette accumulation d'énigmes donne au personnage de Golaud un relief particulier, celui d'un être égaré dans une histoire qu'il cherche à comprendre et qui n'a de cesse de fuir devant lui. En cela, le jeu très expressif de Dietrich Henschel est parfaitement approprié à ce profil psychologique perturbé, d'une nervosité toujours sur le fil du rasoir. Ce demi-frère tiraillé entre la brutalité involontaire et la maladresse de ses sentiments trouve chez le baryton allemand des accents vraiment touchants, par la rugosité même de l'instrument, à l'opposé de l'onctuosité et de la componction de certains chanteurs dans ce rôle. Face à lui, le Pelléas de Stéphane Degout prouve à ceux qui en douteraient encore qu'il compte parmi les titulaires de rôle qui savent parfaitement concilier intelligibilité de la diction et noblesse du timbre.
Handicapée par un accident au moment des répétitions, Sandrine Piau est remplacée par le mezzo Monica Bacelli : l'occasion d'entendre un plateau étrangement plus sombre qu'à l'accoutumée – vertu involontaire d'un hasard qui fait découvrir le drame de Debussy baigné dans cette lumière insolite. La femme-enfant qu'on connaît cède la place à un personnage adulte dans l'attitude et l'autorité – le vibrato fort travaillé donne aux phrases un côté droit, un brin hiératique, qui n'est pas sans déplaire.
Autre bonne surprise : la Geneviève de Sylvie Brunet, à mille lieues du tremolo sulpicien et maternant qu'on peut y entendre. La noblesse de ton et l'excellence des moyens en font un personnage de premier rang, malgré la modestie des interventions. Seul écueil – de taille – dans cette distribution, le flageolant Frode Olsen rejoint la longue cohorte des Arkel de seconde zone. Le regret de ne pas avoir entendu Jérôme Varnier nous fait considérer la prestation de son collègue à l'aune d'une malédiction qui frappe trop souvent ce rôle (sur scène comme au disque).
Le jeune Ludovic Morlot fait des débuts prometteurs à la tête de « son » Orchestre symphonique de La Monnaie. Les textures sont extrêmement soignées, à commencer par une petite harmonie au fruité très homogène. Malgré quelques coupures et une sensible nervosité à faire se succéder un peu trop rapidement les premières scènes, le geste trouve son équilibre et dégage une lisibilité charnelle. Le contrôle des lignes et des plans ne cède jamais à la tentation du brouillard pseudo impressionniste. Chapeau bas.
DV