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Chroniques
Pelléas et Mélisande
opéra de Claude Debussy
Ces dernières années, l’on put voir des productions fort différentes du chef d’œuvre de Debussy. On se souvient de la mise en scène pleine de poésie que Peter Stein en offrit (Cardiff), accompagnée par la clarté incomparable de la lecture de Pierre Boulez, des géniales élucubrations de celle de Peter Sellars (Amsterdam), de l’univers sacré de la proposition de Bob Wilson (Garnier), etc. Nous avions été littéralement bouleversés par la version de Yannis Kokkos dont nous écrivions alors :
« ...Kokkos choisit de nous hypnotiser par des aperçus de secrets indicibles. Les personnages évoluent sur deux plans, celui du plateau, qui nous est familier, et celui du ciel –ou du non-ciel, allez savoir –de cette histoire sombrement close, par le jeu de leurs propres reflets. Chacun est accompagné de son double, et c’est parfois celui-ci qui accomplit ce que chante l’autre, ou qui, par le biais d’une lumière savante, se trouve là où le texte suggère à peine qu’il soit. Le non-dit s’éclaire soudain, mais c’est pour mieux précipiter dans les gouffres : parce que chaque mot, chaque geste, chaque regard a double sens, un chemin se dessine vers d’autres lieux, plus souterrains encore, terrifiants. C’est tout un mond qui vit dans l’obscurité apparente et que Golaud ne peut atteindre. Il lui faut toujours tout savoir et dire, ce Golaud solitaire qui souillerait chaque herbe de son nom latin, qui tue parce qu’il manque lui-même de cette pureté qu’il ne sait voir autour de lui et qu’il vénère et réclame comme un péché de vieillard, comme la vérité qu’il croit pouvoir trouver au-delà même de la mort de son frère et de Mélisande, au-delà de la naissance de sa fille. Quelle violence ! Celle des impuissants que la poésie ne visite pas. Il fait s’évanouir un enchantement, et ce ne fut jamais aussi vraiqu’en cette mise en scène de l’ombre : tout le public voit ce que Golaud voudrait voir. Sa présence en devient une torture. Comme celle qu’il fait subir à Yniold, l’enfant qui se réfugiera dès après ce traumatisme dans l’énigme de la prophétie... ». Elle restera à nos yeux l’une des plus belles réalisations, en marche vers une expressivité plus dangereuse qu’à l’habitude, atteinrz explicitement par le spectacle vu ce soir.
Il ne s’agit plus seulement d’expressivité, ici, mais d’expressionnisme.
Créée en mars 1991 sous les tilleuls, cette production est celle d’une grande dame de la scène allemande, Ruth Berghaus, qui réalisa des années durant les mises en scènes du Berliner Ensemble, servant le répertoire brechtien, les ouvrages de son époux Paul Dessau et de Kurt Weill, mais encore le jeune théâtre (Heiner Müller, etc.). À l’opéra, elle portera un regard différent sur les classiques, notamment avec son Ring, guidé par des considérations humaines qualifiées par certains d’engagées qui l’amèneront à réaliser le Fierabras de Schubert pour Vienne avec Abbado (qui lui avait été présenté par Luigi Nono). Elle servit volontiers les compositeurs d’aujourd’hui, créant, entre autre, l’Orpheus de Hans Werner Henze en 1986. Elle fut également soucieuse de transmettre son art qu’elle enseigna, et accompagna de ses conseils, avant de nous quitter en 1996, de nombreux metteurs en scène, comme Renate Ackermann, Arila Siegert ou Peter Konwitchny.
Elle situa Pelléas et Mélisande dans un univers à la géométrie déconcertante, aux angles brutaux, en annonçant la cruauté intérieure, dans des couleurs sombres qu’on pourrait croire ternies ou sales. Un tertre crève le plateau pendant toute la représentation, tandis qu’aux ombres de la forêt, résumées jusqu’à l’abstraction, succèdent un palais biscornu, un escalier jaune disparaissant dans une ganse de ténèbres, etc. On pense immédiatement aux toiles d’Ernst Kirchner ou d’Oskar Kokoschka, mais surtout au décor effrayant du film de Carl Mayer et Hans Janowitz, Das Cabinet des Dr Caligari (1919).
Ce dispositif engendre chez les chanteurs une manière précautionneuse de se déplacer, brouille les repères de l’œil, et réussit à poser la question de ce qui est en bas ou en haut. Il excite notre imagination en déséquilibrant un système d’évidences, tout en rappelant que Maeterlinck n’était pas né de nulle part et que sa grande connaissance des contes horribles d’Ernst Theodore Amadeus Hoffmann ne fut pas pour rien dans l’élaboration de son monde. La lumière sculpturale raconte le drame et suggère la présence de forces inconnues à mener Golaud au pire. D’emblée les personnages semblent sous l’emprise d’une sorte de fièvre ; c’est aux fascinations et aux désastres de ceux de Hanns Heinz Ewers qu’on songera. Mélisande y est séductrice, ne pouvant s’empêcher de séduire, elle le doit absolument, et c’est toujours en jetant à l’eau un objet précieux qu’elle attire l’amour. Elle n’a rien d’une ondine innocente subissant la grossiéreté des hommes : elle est coupable, sans qu’on devine de quoi, peut-être d’une sorte d’érotisme par définition, dont elle saît qu’il la tient debout. De quoi elle meurt, d’ailleurs : est-ce vraiment le geste de Golaud et la mort de Pelléas qui l’ont brisée, ou tout simplement la naissance du bébé qui tue en elle la jeune fille que tous cherchent à posséder parce qu’elle est la jeune fille et non la femme ?
Chaque mot est pesé, étudié, jusqu’à tisser un réseau de significations d’une richesse infinie. Certains choix s’avèrent radicaux et, loin de suggérer, assènent un sens comme l’on donne un coup, toujours dans une parfaite compréhension des possibilités du texte et en exploitant judicieusement les climats installés par la partition. Si Kokkos montrait clairement Golaud résistant à une terrible envie de meurtre, ici Pelléas lui aussi aimerait occire Golaud. La scène du berger ne laisse pas de doute : l’enfant joue avec un énorme ballon de cuir marron, grand comme le monde, tandis qu’à l’arrière du tertre passe une sinistre charrette ; pas de brebis, mais la collecte de cadavres humains, comme par temps de peste, pour un « Où vont-ils dormir cette nuit ? Ce n’est pas le chemin de l’étable » glaçant. Les femmes de la dernière scène arrivent du fond avec des prie-Dieu, pleureuses ou parques, tandis que Mélisande lentement monte l’escalier de nulle part, disparaissant dans cette ascension qui n’en finit plus. « Elles ont raisons », oui. Rien de diaphane, de flou, dans la proposition de Ruth Berghaus : ce qu’elle nous fait imaginer pourrait s’avérer bien pire encore que ce qu’elle nous montre.
La direction de Michael Gielen soutient parfaitement cette vision.
Le son s’y trouve comme sculpté, et les contrastes entretiennent un relief qui n’est pas sans rappeler le romantisme qui précède, celui de certains traits du Freischütz, principalement. Au-delà du mystère, une lecture très articulée, lente, parfois sombre, et un phrasé d’une profondeur fabuleuse font entendre Parsifal dont plus que jamais l’ouvrage paraît l’évident prolongement. En dépit de quelques maladresses des cuivres, l’orchestre crée un climat de danger et de sensualité aux couleurs généreuses autant que subtiles.
Sur scène, Rinat Shaham déçoit en Mélisande, par une émission parfois appuyée, comme trop chantée, et quelques intervalles approximatifs, avantagée cependant par une belle présence en scène et un timbre qui sert bien le personnage. La sonore Geneviève de Barbara Bornemann jouit d’un timbre chaleureux, mais alourdit le tempo jusqu’à la démesure tout en souffrant de sérieux problèmes de justesse et d’un français largement perfectible. Puissante également, la voix pénétrante de Kwangchul Youn livre un Arkel d’une grande classe. Mais ce sont surtout les deux frères qui convainquent. Le Golaud de Hanno Müller-Brachmann est avantagé par un timbre fort expressif, parfois envoûtant, inquiétant, toujours bien projeté, et par une diction exemplaire. Enfin, Roman Trekel qui campe un Pelléas nerveux et fébrile dans le jeu mais d’une parfaite santé vocale, affirme un art de la nuance d’une sensibilité appréciable et d’égales qualités de dictions.
BB