Chroniques

par bertrand bolognesi

Peter Grimes
opéra de Benjamin Britten

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 26 janvier 2023
Nouvelle production de PETER GRIMES (Britten) à Garnier, signée Déborah Warner
© vincent pontet | opéra national de paris

Si la production du plus fameux des ouvrages lyriques de Benjamin Britten par le regretté Graham Vick n’avait pas tout-à-fait convaincu – ni à sa première le 2 avril 2001 (sous la battue de James Conlon et avec Ben Heppner dans le rôle-titre) ni à sa reprise en janvier 2004 (par Anthony Dean Griffey, la direction étant assurée par Roderick Brydon qui, malheureusement, quitterait ce monde six ans plus tard) –, celle que l’on découvre ce soir au Palais Garnier fait l’unanimité. Ainsi Deborah Warner triomphe-t-elle avec ce nouveau Peter Grimes, opéra en trois actes (s’inspirant de The borough de Crabbe) créé à Londres le 7 juin 1945, qui gagna la scène française ici-même, le 26 janvier 1981 – John Pritchard était en fosse, tandis que l’immense Jon Vickers incarnait Grimes dans un spectacle du cinéaste australien Elijah Moshinsky.

Il faut avouer que le travail de la metteure en scène britannique a tout pour plaire [lire nos chroniques de Dido and Æneas, Death in Venice, Billy Budd et La traviata]. Outre qu’elle n’évite pas de véritablement traiter le sujet, sans s’égarer dans des aléas de postures dramaturgiques qui satisfont plus le commentateur en lui donnant du grain à moudre que le spectateur venu là retrouver un conte ou en apprendre un nouveau, sa proposition s’avère judicieusement rythmée, avec ses scènes de foule réglées au cordeau et des mouvements de chœur qui semblent héritées du musical sans en adopter complètement le langage (avec la collaboration de Kim Brandstrup. Encore révèle-t-elle une certaine poésie par un procédé sensible de cristallisation, comme cette barque en surplomb du plateau pendant le premier acte, par exemple – retrouvée in abstentia, pour ainsi dire, au troisième lorsque le cadavre de l’apprenti git dans ce même filet de pêche qui abritait la sieste de Peter au Prologue –,et surtout la survenue d’une figure céleste, sorte de mauvais ange planant sur le destin du pêcheur qui seul le voit, comme la force irrationnelle le menant à sa perte.

Avec la complicité de Luis F. Carvalho pour la vêture, de Justin Nardella quant à la vidéo, Deborah Warner fait admirablement vivre le port anglais où s’installe de plus en plus sûrement un climat de drame, dans le décor attachant et fort bien conçu de Michael Levine [lire nos chroniques de Dialogues des carmélites, Elektra, La dame de pique, The rape of Lucretia, Wozzeck et de la somptueuse Madama Butterfly du Bregenzer Festspiele 2022], éclairé par Peter Mumford. La direction d’acteurs ne laisse rien au hasard et recourt sainement au métier des chanteurs. Ainsi chaque personnage est-il habilement campé au fil des situations, tout en inventant des circonstances qui soulignent enjeux et circonstances – à la fin de l’Acte I, Grimes arrache son nouvel apprenti des bras d’Ellen avec une sorte de fureur qui n’est que l’expression de sa peur qu’on le lui interdise, ce qui lui donne des airs d’ogre s’emparant d’une proie, exactement ce qu’une partie des villageois est sur le point de penser de lui. Un détail de l’Acte II n’est pas négligeable : ici, c’est parce que son attention est perturbée par le surgissement en délégation de quatre intrus que le gamin tombe dans la vide. Tout juste n’avancerons-nous qu’une seule réserve à ce Peter Grimes : elle concerne l’usage un peu lourd d’annonces de type Interlude 1, Acte II, etc., en accord avec des façades montrées comme depuis les coulisses au premier tableau, qui systématise un effet générique tant auto-contemplatif que postmoderne scellant la production dans une logique de divertissement assez limitée.

À la tête de l’Orchestre et du Chœur de l’Opéra national de Paris, Alexander Soddy, dont nous avons salué le talent lorsqu’il dirigeait les forces musicales du Nationaltheater de Mannheim [lire nos chroniques de Lohengrin et de Fidelio], mène une lecture efficace où l’art de nuancer est subtilement distillé. Fort bien préparés par Ching-Lien Wu, les artistes du Chœur offrent une prestation énergique et percutante, dont la scène de vindicte du troisième acte, avec lynchage de l’effigie de Grimes, témoigne du généreux engagement dramatique.

De l’œuvre de Britten, la distribution fait merveille et en défendant hardiment la mise en scène. D’une voix puissante, Stephen Richardson fait ce qu’il faut en Hobson [lire nos chroniques de Let’s make an opera et de Triumph of Beauty and Deceit]. Apprécié dans le répertoire baroque [lire nos chroniques de Lotario, Israel in Egypt et Mattheus Passions], James Gilchrist prête un ténor idéalement clair au révérend Adams, tandis que John Graham-Hall se fait plus incisif en prédicateur Boles [lire nos chroniques de Saul et de Jakob Lenz]. Composant un personnage assez drôle de fanatique d’histoires policières qui se prend au jeu du détective amateur, le mezzo-soprano Rosie Aldridge livre une Mrs. Sedley bien chantante [lire notre chronique de Káťa Kabanová]. Les deux Nièces de la patronne du pub bénéficient du chant probant d’Anna-Sophie Neher [lire notre chronique d’Œdipe] et d’Ilanah Lobel-Torres, cette dernière ayant été en résidence à l’Académie de l’Opéra national de Paris jusqu’à l’année écoulée. Une spécialiste de la musique anglaise se distingue dans la partie d’Auntie, le mezzo Catherine Wyn-Rogers, au timbre très présent [lire nos chroniques de Die schweigsame Frau et de Moses und Aron].

On retrouve avec bonheur le baryton sud-africain Jacques Imbrailo en Ned Keene, petite frappe attachante au chant facile et généreux [lire nos chroniques de La bohème, Billy Budd, Zaide, Pelléas et Mélisande]. Outre sur le Swallow truculent de Clive Bayley [lire nos chronique de Gloriana, Das Rheingold, Die Walküre, Roméo et Juliette, Don Carlo], on peut compter sur Simon Keenlyside pour honorer le rôle de Balstrode, crédible et fort habité. La couleur chaleureuse et la conduite remarquable de la ligne servent luxueusement l’Ellen de Maria Bengtsson, très émouvante dans le quatuor féminin du II et dans le duo du I [lire nos chroniques de Peer Gynt et des Nozze di Figaro]. Enfin, avec des moyens confondants, l’excellent Allan Clayton signe un Peter qui donne le frisson : alternant une douceur extrême à d’invasifs éclats de puissance, le ténor, particulièrement remarqué dans l’Hamlet de Brett Dean [lire notre chronique du 30 juin 2017], arpente la scène en brute tendre, confrontant le prosaïsme régnant au pub à un lyrisme inouï. La souplesse de l’organe autorise une expressivité sans limite générant cette curieuse impression que l’artiste ne chante pas ou, plus précisément, que Grimes ne pourrait pas parler, que seule le chant lui est possible, sinon un mutisme absolu [lire nos chroniques de The adventures of Pinocchio, Béatrice et Bénédict, Die Jahreszeiten, Belshazzar, Written on Skin, La damnation de Faust et Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny].

Allan Clayton bouleverse ! Peter Grimes, ô combien plus réussi que celui de Munich [lire notre chronique du 9 juillet 2022], est à l’affiche du Palais Garnier pour neuf représentations. Ne laissez pas filer le temps jusqu’au 24 février, ce serait dommage, vraiment.

BB