Chroniques

par bertrand bolognesi

Phèdre
tragédie lyrique de Jean-Baptiste Lemoyne

Opéra de Reims
- 10 novembre 2017
Judith van Wanroij, superbe Phèdre dans la tragédie lyrique de Lemoyne, à Reims
© grégory forestier

Le plafonnier du fort beau théâtre art déco s’éteint sur les ultimes chuchotis. Et gronde le tonnerre, tandis qu’apparaissent des silhouettes en un contrejour de tempête intérieure. Un mouvement ralenti, comme entravé par l’invisible, investit peu à peu la scène inclinée où l’on distingue des cavités. Les créatures de la tourmente, celles qu’habituellement l’on appelle musiciens, y prennent place, disparaissant à demi dans le dispositif au bord duquel s’installe Julien Chauvin, premier violon et chef du Concert de la Loge – cette assemblée de sonneurs dont la prime appellation fut gravement discutée par l’administration très officielle de sudoripares champions [lire notre chronique du 10 février 2016]. Une vive Sinfonia propulse alors l’écoute dans Phèdre, tragédie lyrique de Jean-Baptiste Lemoyne (1751-1796) sur un livret du Lorrain François-Benoît Hoffmann (1760-1828), créée le 26 octobre 1786 au Château de Fontainebleau.

Marc Paquien, dont nous avions apprécié Les aveugles de Xavier Dayer il y a quelques années [lire notre chronique du 20 juin 2006], concentre sa mise en scène sur l’étroite cohabitation des chanteurs et des instrumentistes sur ce plateau qui tient lieu d’unique décor – Emmanuel Clolus signe la scénographie. Pas de fosse, donc, pour cette Phèdre transmettant bientôt à l’orchestre la trame des passions pour, lorsque tout est dit, confier aux voix une hymne sereine au soleil, détachée d’affects. Cette coproduction du Palazzetto Bru Zane (Centre de musique romantique française, Venise), du Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV), du Théâtre de Caen (où elle fut créée en avril dernier) et de l’Opéra de Reims (où nous la découvrons aujourd’hui) prend appui sur le jeu, au fil d’une direction d’acteurs au cordeau, où le temps du compositeur est convoqué par les costumes chatoyant de Claire Risterucci.

Un destin capricieux, figé dans les ineffables inserts de la maquilleuse Nathy Polak, broie sans pitié quatre personnages. Le jeune Hippolyte ne pense qu’à chasser, pour fuir sa détestation d’une belle-mère imposée par un père absent. Le cœur de la nouvelle reine, Phèdre, bat de manière coupable pour l’adolescent. Sa suivante, Œnone la trop zélée, encourage ce qu’il faudrait réprimer, mauvais génie par inconditionnel dévouement, lorsqu’est annoncée la mort du roi Thésée. À son fils, les aveux de l’héroïne font horreur – « on ne hait pas toujours l’objet que l’on évite… ». Lorsque Thésée revient et constate la froidure gênée d’Hippolyte à l’évocation de la reine, ce dernier ne dit mot. Pour protéger l’amoureuse que sans doute elle aime trop, Œnone accuse le jeune homme. La joute de Vénus, de Diane et de Neptune fait le reste, dans un enchaînement causal issu des Antiques et de Racine : Thésée chasse et maudit son fils qui prend la mer, Phèdre répudie Œnone pour ses conseils désastreux, Hippolyte périt sous l’assaut d’un monstre marin, la reine le pleure et, de honte et de chagrin, se suicide, laissant seul son roi, privé de tous. À s’en remettre aux dieux anciens, les héros courent à leur perte, semble affirmer la langue des Lumières. De fait, les forces obscures les détruisent, quand un peu de raison, comme d’ailleurs le suggère Hippolyte au père en proie à trop prompte et injuste fureur, les eussent assurément gardés du pire.

L’adaptation pour dix instruments et quatre voix, réalisée par Benoît Dratwicki, accélère le processus dramatique et fait l’impasse du chœur. Il ne sera donc pas exact d’affirmer avoir vu la Phèdre de Lemoyne dans son intégralité. Pourtant, cette version a vertu d’adroitement souligner la personnalité de cette œuvre qui, pour hériter de Gluck, ne ressemble qu’à elle-même. Plus que jamais s’y vérifie la naissance du chant dans l’emphase de la déclamation, facture baroque toutefois à la conquête d’airs qui s’en détachent par une instrumentation de la voix propre au style intermédiaire, déjà en marche vers les lendemains de la Révolution. Outre l’efficacité de chaque musicien du Concert de la Loge, saluons le soin jaloux qu’affirme Julien Chauvin à servir cette musique.

Sur le quatuor vocal, on ne tarira pas d’éloges.
On y retrouve Diana Axentii en Œnone puissante [lire nos chroniques du 24 janvier 2017, du 11 mars 2011, du 24 septembre 2010 et du 24 janvier 2004], le très clair Enguerrand de Hys en incisif Hippolyte [lire nos chroniques de La jacquerie, L'île du rêve et Fantasio], mais encore l’excellent Thomas Dolié campant d’autorité un Thésée au timbre dense [lire nos chroniques du 27 février 2009, du 5 janvier 2007 et du 18 juin 2005]. Dans le rôle-titre, Judith van Wanroij brise le corset où l’on tient trop souvent l’incarnation lyrique : au cœur de chaque vers, pas à pas, l’artiste emporte sa Phèdre vers le sommet.

BB